Cours STMG n°8 : Les échanges


Les échanges (2)

            Profitons de ce nouveau cours pour insister sur l’importance de cette notion d’échange : elle est au cœur même de la condition humaine.

            Sans doute, bien des animaux ont besoin des échanges pour grandir et se développer. Pas tous, cela dit. La question, bien sûr, est très compliquée, mais les animaux ont plus souvent que nous la possibilité de s’en tenir à leur instinct seul, au programme génétique, biologique, dont ils sont dépendants. L’homme, c’est très différent : à côté de son instinct ou, si l’on veut, de ses pulsions, il y a autre chose, la conscience, la liberté de choisir, une façon de ne pas dépendre absolument du biologique ou de l’animal en nous.

            Or, paradoxalement, cette force (la conscience, la liberté) vient d’une faiblesse. Nous sommes pour ainsi dire un animal inachevé, imparfait. Un animal qui a besoin des autres pour être. Un animal qui appelle au plus vite l’échange.

            On appelle notamment cela, en science, la néoténie.

L’homme est l’animal qui a besoin (au plus haut point) d’échange

Il y a chez le nouveau-né humain quelque chose comme une prématuration

Cette question touche à une thématique universelle, que l’on retrouve dans beaucoup de religions et de cultures humaines : cette impression que l’homme est donc un être inachevé ou intermédiaire, qu’il est à la fois beaucoup et peu de choses, doté de dons extraordinaires et en même temps extrêmement démuni (cf. notamment le mythe de Prométhée, dans la Grèce antique, et que l'on retrouve dans le dialogue intitulé le Protagoras).

Contrairement, en effet, à la plupart des autres espèces vivantes, le nouveau-né humain a toujours quelque chose de prématuré : absence de pilosité, nécessité d’un très long maternage, faiblesse de l’appareil musculaire, très longue programmation du système neuronal, etc. Un animal, au contraire, est pour ainsi dire programmé pour être rapidement en « fonction », tout simplement car il doit survivre très vite. Or cet état de prématuration, voire cet inachèvement qui semble caractériser l’homme en fait un « spécialiste de la non spécialisation », comme l’écrivait le célèbre éthologue (spécialiste du comportement animal) Konrad Lorenz : un être qui n’a pas, contrairement aux autres animaux, la « spécialité » de voler, ou de nager, ou de se défendre par des cornes, ou de courir très vite, ou de posséder une carapace, etc. L’homme est d’abord démuni, et c’est pourquoi il cherche à combler cette déficience de la nature par autre chose, le rapport à l’autre, l’échange par la parole, l’entourage social, etc. Autrement dit, à compenser cette faiblesse naturelle par une force culturelle. Nous n'avons pas des griffes acérées, mais très vite nous avons développé des outils, etc. Nous ne serions pas très bien « programmés  » : et ce défaut ferait toute notre qualité. Nous tentons de nous « programmer  » nous-mêmes, et notamment à travers l’échange.

Ce caractère, que les scientifiques appellent donc la « néoténie », explique que l’homme repose d’abord davantage sur les autres que sur lui-même, sur l’éducation, plutôt que sur sa programme biologique, sur l’environnement familial, plutôt que sur son instinct, etc.
Maintenant que nous avons montré l’importance de ce thème pour notre réflexion, regardons en détail trois textes, qui nous permettront d’abord trois aspects de la question des échanges :

1) Le dialogue, ou la tolérance dans l’échange,

2) Le commerce, ou la domination dans l’échange,

3) La rencontre, ou l’ouverture dans l’échange.


1) Le dialogue, ou la tolérance dans l’échange

Ok, l'image est un peu ridicule ! Mais elle dit quelque chose d'intéressant : dialoguer, ce n'est pas aller en ligne droite, de ses idées à l'interlocuteur. Cela implique réflexion, prévenance, détour.

            Partons donc, comme il se doit, d’un texte, le suivant :

            Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de mon interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde.
            Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour.
            C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue, et m’en souviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire un épisode de mon histoire privée, et qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi.
           
            Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception

            Comme d’habitude, je vous conseille, je vous demande de ne pas vous inquiéter ou de vous alarmer des passages difficiles. Il est normal de trouver, dans tout texte, quelque chose qui n’est pas très clair, et qui est même bizarre. Pour qu’un texte puisse être tout à fait d’accord avec vous, je veux dire pour qu’il puisse parler exactement la même langue que vous il faudrait : 1) qu’il soit écrit dans votre culture ou dans votre monde (en France par exemple), 2) qu’il soit écrit dans votre époque (en 2020 par exemple). Mais dès que l’on sort de ce cadre, un texte est par essence un peu étrange. Un texte chinois ou argentin d’aujourd’hui vous paraîtra un peu décalé ; de même un texte de 1930 ou de 450.

            Mais je crois que, pour l’essentiel, ce texte de Merleau-Ponty (qui est un auteur du XXe siècle) ne vous dérangera pas outre mesure.

Dialoguer, c’est ne plus demeurer en soi

            La dialogue, tel que Merleau-Ponty en parle, apparaît donc d’abord comme une expérience de fusion.
           
            C’est très intéressant, et un peu paradoxal. Parce qu’un échange est censé avoir lieu lorsque nous sommes deux, et pas un seul. Autrement dit, l’échange suppose deux partis, qui se font face, avec un objet, qu’il s’agit justement d’échanger, de déplacer. J’échange avec toi ce ballon contre de l’argent.
           
            Or, dans le dialogue, tel que le suppose Merleau-Ponty, ce qui frappe c’est que ce ne sont pas simplement les mots, qui doivent me quitter et rejoindre l’autre (lui proposer une idée, lui répondre quelque chose), c’est quasiment ma personne elle-même. Ou plutôt, ce n’est pas tant l’autre que je rejoins, qu’un certain espace intermédiaire, mitoyen, entre lui et moi. Dialoguer, c’est se quitter, sans pour autant prendre la place de l’autre. Sans pour autant tout accepter, tout admettre, tout accorder à l’autre.

               Et cela vaut également, bien entendu, pour lui.

Les difficultés de l’échange avec l’autre

"Mais puisque je te dis que ça sert plus à rien de réviser ses cours !
- Tant pis pour toi si tu te feras avoir à la rentrée en juin !"

            Prenons bien ici ce terme d’échange au sens de « communication » : échanger, dialoguer avec quelqu’un.

            Quelles sont les difficultés de l’échange avec autrui ? Elles sont nombreuses :

            1) D’abord, réussir soi-même à s’exprimer. La première difficulté est interne, si j’ose dire : il faut savoir mettre au clair ses idées, et les formuler suffisamment bien pour pouvoir les transmettre. Un dialogue, c’est d’abord un problème qui nous concerne, avant de concerner notre rapport à l’autre,

            2) Mais ce problème est confronté immédiatement à un autre, celui de bien recevoir et bien comprendre notre interlocuteur. Il s’agit donc de faire preuve de patience, de prévenance, pour accueillir sa parole. Un dialogue implique une délicatesse, une considération pour l’autre,

            3) Mais il entre encore autre chose. Que nous le voulions ou non, un dialogue relève bien souvent d’un défi. Avoir tort nous dérange un peu, même si nous savons que c’est idiot. Le problème d’un dialogue, c’est qu’il a un idéal – écouter autrui, accepter d’être réfuté – et c’est qu’il a une mise en pratique qui en diffère. Nous savons qu’il faut être tolérant avec l’opinion de l’autre, mais il nous arrive de nous montrer assez intolérant au quotidien.

            Le texte de Merleau-Ponty cherche à prendre en compte tous ces aspects, en tâchant à la fois de traiter du dialogue comme idéal – idéal de tolérance où l’autre coopère avec moi – et comme expérience – le dialogue comme risque, et même comme défi : l’autre pouvant être une « menace ».

Donner à penser

            La principale vertu de cet échange à deux, note Merleau-Ponty dans le deuxième paragraphe, qui est peut-être le plus beau, c’est que : 1) j’aide autrui à produire ses idées, et 2) autrui me donne également des idées. « De sorte, écrit l’auteur, que si je lui prêtre des pensées, il me fait penser en retour. »

            Il y a ici deux idées implicites, qui sont importantes, et qui me semblent tout à fait justes :

            1) Nous n’avons pas tout à fait nos idées avant de les formuler. Nous ne savons pas entièrement ce que nous allons dire. Au fond, nous ne possédons pas d’emblée, comme une chose, comme une propriété, notre pensée. Comme on le dit très justement, elle se « développe ». Il n’y a pas, selon une manière trop conventionnelle de penser les choses, un avant (« mes idées ») et un après (« mes idées énoncées ou exprimées »). Les idées viennent en parlant, en échangeant, en réagissant, en répondant. Du moins, une grosse part de celles-ci.

            2) La pensée est une forme de dialogue. Nous l’avions vu dès le premier cours de l’année. Penser tout seul, cela suppose déjà, en soi, dialoguer : se questionner, répondre à des objections que l’on se formule, que l’on s’oppose. La pensée est une chose dynamique, pas statique : elle a besoin d’être relancée, objectée, confrontée, inquiétée. Et pour cela, un interlocuteur est nécessaire : soit un véritable, en chair et en os, devant soi ; soit un imaginaire, un informel, un abstrait, que l’on forme tout naturellement en soi, en réfléchissant, en travaillant une pensée.

            En somme, le dialogue est la forme même de la pensée – que le dialogue soit véritable, extérieur, de vive voix, avec un interlocuteur, ou que le dialogue soit intérieur, informel, avec soi-même.

            Je vous rappelle à ce sujet notre premier cours ensemble, et la si belle citation du dialogue de Platon, le Théétète : « Penser, c'est, pour l'âme, dialoguer, s'adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l'affirmation à la négation. »

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