Cours STMG n°7 - Les échanges


Les échanges (1)



            Débutons aujourd’hui une nouvelle séquence de cours, puisque le confinement retarde encore nos retrouvailles, et que le troisième trimestre réclame son lot de philosophie.   

            Cette séquence porte un nom plus abstrait, me semble-t-il, ou moins facile à cerner, à première vue : celui d’échanges (dont on gardera en tête qu’il est au pluriel).

            Commençons comme à notre habitude par de petits échauffements conceptuels : qu’est-ce que l’échange ? A quoi s’oppose-t-il ? Quel problème dort dans ses quelques syllabes ? Manière aussi d’envisager tout de suite ce qui fait son importance, et la raison pour laquelle on aborde ce thème en philosophie.

L’homme ne peut pas demeurer seul

            Vous maîtrisez désormais la technique : faisons varier le terme.

            A première et simple vue, l’échange, c’est l’opération de céder à quelqu’un quelque chose en contrepartie d’autre chose. Définition bien abstraite, reconnaissons-le. Et même, voudrait-on dire : d’un intérêt peu certain. Que peut-il y avoir de mystérieux ou de capital là-dedans ?

            C’est que l’échange est en réalité au cœur d’une somme de questions fondamentales qui concernent aussi bien l’économie (l’échange monétaire, matériel), la politique (l’échange démocratique, le débat d’idée), l’éthique (l’échange avec autrui, le rapport amical, le rapport amoureux). En d’autres termes, la question de l’échange, c’est la question du rapport aux autres. Poser la question de l’échange, c’est peut-être poser tout simplement l’une des questions de la condition humaine :

            - Un individu ne peut survivre seul : il a besoin de l’échange économique, pour se nourrir, se vêtir, etc.
            - Un individu ne peut exister seul : il a besoin de l’échange politique, pour former un groupe ou une société,
            - Un individu ne peut pas demeurer seul : il a besoin de l’échange amical, amoureux, pour sortir de lui-même, s’éprouver et éprouver l’existence des autres.

Le confinement est un bon exemple des problèmes qu'engendre la solitude : une pilosité catastrophique, notamment.

Le réseau notionnel du terme

            Autre technique, classique, obligatoire, que vous connaissez : traquons les termes qui environnent celui qui nous intéresse, soit parce qu’ils sont proches de lui (et font partie de son paysage, de son réseau de sens), soit parce qu’ils s’opposent à lui.

            En ce qui concerne les termes concurrents ou contraires, on pense tout de suite aux idées de « conserver », « garder », « retenir ». Plaçons-les dans les contextes que nous avons croisés précédemment :

            - Dans le domaine économique, que serait le contraire d’échanger ? Dans une perspective plus ou moins positive, cela pourrait s’appeler l’autonomie ou l’autosuffisance (c’est le cas des anciennes sociétés où les individus devaient produire eux-mêmes de quoi subsister, avec leur propre élevage par exemple), mais dans les sociétés modernes, c’est pour le moins impossible, sauf en recourant à quelque chose comme la fermeture des frontières et l’autarcie. Un pays ne peut plus aujourd’hui, en contexte de mondialisation, se couper du reste du monde. La question qui reste ouverte, par contre, c’est celle du degré d’ouverture ou de fermeture aux échanges économiques : il existe sur cette question bien des positions, qui vont du libre-échangisme le plus total (que l’on pourrait appeler le libéralisme voire le néo-libéralisme) au protectionnisme le plus strict (dans lequel les produits importés sont lourdement taxés ou quantitativement limités),

            - Dans le domaine politique, l’absence d’échange reviendrait en fin de compte à la fermeture de l’espace public : puisqu’il ne serait plus possible de débattre, la décision reviendrait à une instance plus haute, roi, empereur, dictateur, ou ce que l’on voudra d’autre. Bien sûr, il peut y avoir des monarchies qui acceptent d’écouter, de prendre en compte les avis, par exemples de ministres ou d’experts. Mais cet échange n’est pas total, il est limité, il est cloisonné à quelque sphère sociale, plus élevée. Tout cela pose la question des conditions de l’échange : est-ce qu’il n’implique pas l’égalité des deux membres, et bien sûr leur liberté ?

            - Dans le domaine éthique, l’absence d’échange peut recevoir plus d’un nom : la violence, l’égocentrisme voire l’égoïsme, une manière de s’en tenir à sa seule personne. Distinguons bien sûr ce qui relève du simple caractère (l’égoïsme) de la véritable pathologie sociale ou psychologique.

Monsieur Burns : l'exemple de l'égoïsme dans les échanges

            Mais il reste une autre opposition, que l’on ne suppose pas d’abord, et qui touche pourtant au problème même de l’échange : non pas garder, conserver, mais au contraire tout donner, tout offrir – sans rien attendre en retour (comme on dit dans les chansons populaires !).

            Or l’échange, ce n’est justement ni l’un, ni l’autre : ni rien offrir, ni tout offrir. C’est une modalité particulière de l’interaction humaine, qui suppose – on le voit – une manière de contrat ou de règle : à la fois donner et recevoir, parce que l’autre est comparable ou analogue à moi, il désire et il attend quelque chose de moi, comme je désire et attend quelque chose de lui.

            Echanger économiquement cela revient à : donner quelque chose (un objet ou de l’argent) contre autre chose : les deux partis sont gagnants,
            Echanger politiquement cela revient à : donner son opinion à quelqu’un qui accepte de l’entendre, et que j’accepte d’écouter ensuite (rapport de réciprocité),
            Echanger éthiquement ou moralement cela revient à : ne pas simplement profiter ou utiliser les autres, mais accepter cette rencontre, cette relation, où l’autre et moi-même avons pour ainsi dire la même voix,

            Venons-en à présent aux termes connexes, ceux qui font partie du champ notionnel des « échanges ».

            On pensera en particulier aux termes de « commerce », de « troc », d’« intéraction », de « communication ». Les deux premiers cas sont les plus intéressants. Le mot « commerce » renvoie à la fois à l’économie (l’activité d’achat et de vente d’un produit), mais aussi, plus généralement, bien que de manière plus classique ou plus ancienne, aux échanges humains par la parole ou les idées : le « commerce agréable d’une personne », le « commerce des idées », etc. Quant au « troc », il renvoie à un commerce, mais de nature plus directe, plus orale, plus pratique, et surtout sans intervention de monnaie.

Les deux risques de l’échange

            Mais tout cela n’était encore qu’une approche de l’extérieur, à travers la série des termes qui forment le paysage de la notion d’échange. Or un mot possède bien des manières de faire signe vers un problème :

            - Il peut le faire, comme on vient de le voir, par comparaison avec d’autres : ainsi le mot « plaisir » ne pose pas de difficulté, jusqu’à ce qu’on le compare à celui de « joie ». Ce simple mot de « joie » oblige à se pencher à nouveau sur celui de « plaisir », pour mieux le détailler et le distinguer (logique externe, de comparaison),

            - Il peut le faire à condition qu’on tente d’en déplier tout à fait l’expérience qu’il recouvre, la chose ou les faits qu’il désigne, en abrégé, dans ses quelques syllabes (logique interne, de problématisation).

            Disons-le tout de suite et en une fois, puisque nous y reviendrons au prochain cours : l’échange est un risque. Et cela à double titre :

            1) D’une part, échanger n’est pas un acte neutre ou simplement fonctionnel : il réagit sur les personnes qui échangent, il réagit aussi sur l’objet ou la chose que ces personnes échangent. En d’autres termes, l’échange n’est pas qu’une modalité d’interaction : il est aussi une action sur l’objet échangé et sur les sujets qui échangent. L’échange n’en reste pas à la sphère ou au domaine auquel il est réservé : il risque de pénétrer ailleurs, de se répandre dans les autres activités. L’exemple de la monnaie permet de le comprendre : introduire la possibilité de commercer à l’aide de l’argent risque d’entraîner deux dérives : 1) voir dans toute chose un objet convertissable en monnaie (tout voir à travers la perspective de l’achat et la vente : la commercialisation de tout), 2) ne voir dans l’autre qu’un agent économique, qu’un participant au commerce (un entrepreneur ou un employé, un producteur ou un consommateur, etc.),



            2) D’autre part, le caractère envahissant de l’échange peut également se transformer en caractère hégémonique. On le croyait libre, contractuel, chacun se réunissant s’il le souhaite, participant s’il le désire : il est sans doute obligatoire et imposé. L’échange a quelque chose du tout ou rien : soit on en fait partie, soit on en est exclu. L’échange économique, s’il est une bonne chose, a son ombre : l’exclu économique ou social, le pauvre (qui a peu de monnaie pour échanger), le chômeur (qui ne parvient pas à échanger sa force de travail contre, justement, un travail), etc. L’échange politique est une bonne chose, mais elle a son ombre : on peut ne pas parvenir, en démocratie, à se faire entendre, on peut se sentir oublié (c’est le cas des fameuses « minorités », puisque le scrutin démocratique a tendance à favoriser les positions majoritaires). L’échange éthique a bien des ombres : la solitude, le célibat, etc.

            Bref, cet échange, qui ne visait qu’à déplacer un objet des mains de quelqu’un aux mains d’un autre (pour le dire un peu simplement, puisqu’il peut s’agir de mots, d’idées, de sentiments, de présence, etc.), s’avère aussi bien désirable qu’indésirable, favorable que défavorable, nous offrant de nous intégrer à un processus, mais nous excluant également de celui-ci – selon la logique contradictoire ou paradoxale que vous avez bien assez l’habitude, désormais, d’entendre ! Ce problème, cette tension, nous la reverrons donc à l’œuvre dans toute la suite du cours.

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