Classe S - Cours sur les Pensées de Pascal n°3


                Nous nous trouvons aujourd’hui devant un texte difficile. C’est pourquoi il peut vous être facile de briller. Tout simplement parce que ne pas demeurer trop confus devant de texte, ne pas trop mélanger les thèmes, et en venir, plus ou moins, à l’idée centrale, sera déjà vu comme quelque chose de très méritoire.

            J’ajoute aussi que c’est un texte très célèbre. Et qu’il faut donc essayer de savoir pourqui.

            Commençons, comme il se doit, par sa lecture.

            TEXTE N°6 – QU’EST-CE QUE LE MOI ?

            « Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis‑je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime‑t‑il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
            Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime‑t‑on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi. Où est donc ce moi s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ses qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait‑on la substance de l’âme d’une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste. On n’aime donc jamais personne mais seulement des qualités.
            Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. »

            Pensée éd. Brunschvicg 323 / Le Guern 582 / Lafuma 688 (série XXV) / Sellier 567

            Le titre du texte est éloquent, mais il faut un tout petit peu s’en méfier. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il faut éviter de se laisser trop influencer par quelques signes : le titre d’un texte, le titre d’un livre, et même le début d’un texte. Il est question, par exemple, dans le premier paragraphe, d’amour – et l’on peut être vite tenté de penser que ce qui vient en premier est nécessairement le thème d’un texte. C’est l’un des réflexes les plus classiques d’un élève : la crainte de manquer le sens d’un texte nous pousse à nous accrocher trop fortement à un passage, nous pousse à exagérer le sens d’une phrase ou d’un mot.

            Il n’est pas question d’amour, et il en est un peu question. Il faudra donc réussir à concilier tous ces aspects, et cela dès votre introduction.

Les enjeux philosophiques du texte

            Comme toujours, tâchez d’en venir à quelque chose comme l’idée générale, c’est-à-dire la thèse.



            A mon sens, la phrase, ou le bout de phrase central de ce texte, c’est cette forte interrogation au milieu : « Où est donc ce moi […] ? » Elle doit vous frapper, d’une part parce qu’elle articule la plupart des motifs du texte de Pascal, mais aussi, d’autre part, parce qu’elle pose une question qui a quelque chose de capital ou de fondamental – question que les sciences contemporaines ne cessent de poser aujourd’hui : qui sommes-nous ? Et par nous, j’entends : notre personne, notre esprit, notre cerveau.

            Pascal est le premier dans l’histoire à employer ce terme de « moi » dans ce sens-là, c’est-à-dire comme d’un substantif, un nom commun, que l’on peut faire précéder d’un déterminant : « le » moi. Comme si nous pouvions désigner, pointer du doigt, localiser, repérer « le » moi. Vous le voyez, ou du moins vous devez le sentir : la question est cependant bien délicate.

            D’abord, êtes-vous pour ainsi dire « un » ou unitaire ? Est-ce que, en-dessous de tous vos états, votre colère, votre amour, votre joie, il y a quelque chose d’unique, un support, un substrat, qui vit pour ainsi dire, tour à tour, la colère, l'amour, la joie, etc. ? Est-ce qu’il y a un centre de contrôle, une base, un QG, une espèce de point de départ fixe et clair de votre personne ? La réponse est bien plus compliquée qu’il n’y paraît, vous vous souvenez peut-être qu’on avait discuté de tout cela lors du cours sur la conscience.

            Mais d’autre part, êtes-vous le même, jour après jour, année après année ? Est-ce bien la même personne, à 20 ans ou à 40 ans ? Là encore, que ce soit la littérature (par description de l’expérience) ou la science (par expérimentation sur le cerveau), la réponse est complexe. Faisons donc pour l’instant en sorte de bien poser la question.

Êtes-vous ce que vous êtes ?

Toujours les mêmes questions, chers élèves, toujours les mêmes questions !

            Il y a quelque chose de risqué, d’intéressant, de compliqué, de faux et de vrai, dans ce geste de Pascal, celui qui consiste à dire tout d’un coup « le » moi – et encore une fois, ne l’oubliez pas : on ne l’avait pas fait avant lui. Tout simplement, peut-être, parce qu’on ne considérait pas qu’il existait quelque chose comme « le » moi en plus de tout ce qui est de moi. Saisissez bien la différence :

            Vous êtes soudain en colère, ok. Mais où êtes-vous, dans cette colère ?
            Vous avez deux manières, en psychologie, de voir la chose :

          - Soit vous êtes la colère, sans être autre chose qu’elle. Rapport d’être, et non d’avoir.

          - Soit il existe, en plus de la colère, un sujet de la colère : cette colère n’est pas vous, elle est quelque chose qui vous arrive, que vous avez, sans l’être tout à fait. Et comme dirait Sartre, vous pouvez incessamment vous détacher d’elle.

            Mais dans ce cas, quelle est cette chose qui reste ? Qu’est-ce que c’est, ce plus, ce surplus, ce moi qui n’est pas tout ce qu’il est, qui est en retrait de vous ? Existe-t-il ? Peut-on le désigner, le localiser comme une « chose » : « ce » moi, comme je dis « cette » bouteille, « ce » livre ?

            Car, reconnaissons-le : s’il est bien vrai que nous faisons mille expériences différentes de nous-mêmes (je me suis déjà éprouvé « colérique », « joyeux », « amoureux »), il est vrai aussi que nous n’avons jamais fait directement l’expérience de nous-mêmes. Eprouver de la colère, je sais ce que c’est. Mais éprouver mon « moi » ? Sentir de l’amour, je sais ce que c’est. Mais sentir mon « moi » ?

            Au fond, Pascal pose la question suivante : si j’enlève votre colère, votre amour, votre joie, qu’est-ce qu’il reste ? Est-ce qu’en dessous de tout ce qu’il y a de vous, il y a « vous » ?

De l’art de nuancer son explication de texte

            Il y a ici une tension – comme souvent dans un beau texte de philosophie, et plus généralement dans une belle pensée. Dire, c’est toujours trop dire. Affirmer, c’est toujours aller trop loin. Un bon penseur, un bon philosophe, un bon scientifique, c’est quelqu’un qui dira toujours quelque chose de plus que ce qu’il dit. Ou un peu moins. Ou un peu différemment.

            Bref : il faut traquer la nuance.

            Remarquez deux choses : d’une part, Pascal impose que l’on parle de ce « moi ». On dirait qu’il l’affirme. On dirait qu’il prend le parti de son existence. Et d’un autre côté, il ne fait que montrer qu’il n’existe pas, qu’on ne peut pas le trouver. C’est très intéressant. Comme s’il nous disait : « Si l’on était parfaitement logique, on devrait admettre qu’il y a un « moi »… ». Et en même temps : « Si l’on suivait parfait l’expérience, on devrait admettre qu’il n’y a pas de « moi »… »

            N’hésitez pas à mettre en valeur cette tension, et à partir d’elle cette « aporie » : c’est-à-dire cette absence définitive de solution. Pascal la recherche. Il veut mettre du trouble dans tout cela, il veut déstabiliser l’intelligence humaine, la conscience humaine, l’orgueil humain. Il pense qu’il y a autre chose, qui est le Christ, qui est Dieu. Mais l’intéressant pour nous est qu’en vertu de cette entreprise de dérangement, cette entreprise déconcertante qui consiste à remettre en cause les catégories usuelles de la pensée, Pascal préfigure une large et profonde réflexion humaine : et si en effet, il n’y avait guère de moi ?

Surface et profondeur

Voici mon "moi" ! ...Non, non, cela ne doit pas marcher comme ça !

            Vous avez donc votre problème général, qui est l’existence ou non d’un moi. Et votre problématique, c’est-à-dire le caractère étrange de ce problème : car n’est-il pas curieux de se poser cette question ? Paradoxal même, puisqu’en général, nous pensons avoir un moi.

            Une fois lancé, il faut bien sûr s’arrêter en détail sur le texte, à l’aide de cette méthode que je vous ai déjà expliquée, et qui consiste à relever de grandes structures, de grands blocs d’opposition.

            Ici, il y a tout un registre de la profondeur et de la surface, ou plutôt de l’une contre l’autre. A vous de bien le faire jouer, d’en caractériser le mieux possible l’aspect dynamique, électrique. Et pour cela, vous pouvez par exemple varier vos définitions. Une définition n’a rien, en philosophie, de définitif. Elle est un essai. Répéter cet essai, c’est montrer un véritable désir explicatif, une envie, une volonté de précision, qui seront plus qu’appréciables.

            Comment le faire ici ? Commencez par repérer les occurrences des deux registres, surface et profondeur. Faisons-le en suivant le texte.

            « Mon jugement », « ma mémoire » ? Ce sont, dit Pascal, des « qualités ». On pourrait donc penser que c’est ce qu’il y a de plus « profond » en nous. Pas du tout, car « je puis perdre ces qualités sans me perdre moi ». Donc « qualité » renvoie ici au superficiel, à la surface. Il faut donc dégrader légèrement ce mot de qualité, lorsque vous allez le définir : « qualité » ici ce n’est pas vertu, ce n’est pas quelque chose d’avantageux. C’est simplement une caractéristique, un attribut, une fonction de votre personne, mais pas votre personne elle-même.

            Regardons à présent l’autre registre, celui de la profondeur. Pascal parle de « substance », de « personne ». Il y aurait donc des choses (au pluriel) de surface, et d’ailleurs « périssables », et quelque chose (au singulier) de profond, de fixe, d’inchangé. Ou du moins, notez-le bien, on le suppose, car on n’en a ni la preuve ni la trace. Comment allez-vous évoquer cette hypothèse d’un « moi » en dessous de toutes les qualités du moi ? Vous pourriez parler de « support », de « substrat ». Mais efforcez-vous de montrer, quoiqu’il en soit, que ce « support » ou ce « substrat » semble vide. C’est une forme, mais sans contenu, comme un verre sans eau.

Le paradoxe de l’identité personnelle



            Au fond, le paradoxe que montre Pascal, c’est que l’on ne voit de quelqu’un que ce qui n’est pas lui – et en même temps, on ne saurait voir autre chose. Est-ce que vous êtes votre intelligence ? Oui et non, car vous pourriez devenir stupide, et rester la même personne. Ou bien faut-il dire que vous n’êtes plus tout à fait la même ? Est-ce que vous êtes votre caractère – est-ce qu’une personne colérique peut se définir ainsi ? Oui et non, car vous pourriez très bien changer, dans la vie. Mais dans ce cas, est-ce encore vous ?

            C’est tout le paradoxe que soulève Pascal.

            Pour vous le faire comprendre encore davantage, pensez à de l’eau. Quel rapport entre la glace et l’eau gazeuse ? A priori, aucun. Et pendant longtemps, les hommes n’ont vu aucun rapport précis entre l’eau glacée ou solide et l’eau comme gaz. Il y a un tel écart, ou plutôt un tel changement ! Oui, mais pour qu’il y ait changement, il faut étrangement que quelque chose ne change pas. Pour dire que c’est la même eau qui change ici et là, il faut que quelque chose soit identique, en dessous du changement.

            C’est cela qu’on voudrait postuler au sujet des êtres humains. Ok, vous êtes moins intelligent qu’il y a dix ans, mais vous êtes le même, non ? Ok, vous n’êtes plus le colérique que je connaissais jadis, mais vous êtes le même, non ?

            Mais si c’est le cas, qui est ce « même », qu’est-ce que ce « même » en dessous de tous ces changements – comme l’eau, H20, est la même sous la glace et sous le gaz ? Y-a-t-il quelque chose comme une formule fixe, inchangée, minimale, de nous-mêmes, comme l’est la formule atomique de l’eau ?

On n’aime jamais quelqu’un pour ce qu’il est

            Notez bien, encore une fois, que la réponse de Pascal est pour ainsi dire indéterminée.

            D’un côté, il cherche ce « moi », il le postule, et il le nomme. D’un autre côté, il ne semble pas le trouver. Est-ce à dire que, selon lui, il n’existe pas ? Pas tout à fait. Mais plutôt que l’être humain ne peut pas le connaître. Il y a bien quelque fondement définitif à l’individualité de chacun, quelque chose qui fait que nous sommes uniques. Mais pour nous, c’est inaccessible et inconnu – et davantage encore quant au « moi » de l’être. On n’aime jamais quelqu’un pour ce qu’il est, mais pour des qualités variables, périssables. Des siècles plus tard, Proust ne dira pas autre chose dans son grand roman, qui est aussi un grand roman sur l’amour – sa beauté, son illusion aussi.

Jeune femme qui découvre qu'elle n'aime pas son copain pour ce qu'il est, en lisant ce cours sur Pascal.

            Pure description des choses : nous n’avons accès, de nous-mêmes, qu’à ce qui n’est pas exactement nous-mêmes. Ce qui l’est, sans l’être tout à fait. Ce qui l’est le plus souvent, mais peut-être pas toujours. Votre colère, ce n’est pas tout à fait vous. Et de même de votre beauté, qui peut disparaître de votre corps, ou de votre intelligence, qui peut disparaître de votre âme.

            Tout ce que vous êtes, vous ne l’empruntez qu’un temps, vous ne le louez qu’un temps. Vous dites « moi » ; vous dites « ma » beauté, « mon » intelligence, mais ce n’est qu’une illusion.

                 C'est d'autant plus vrai des autres. Nous ne les connaîtrons pas vraiment. Nous ne les connaîtrons qu'un temps, et de surface, sur certaines qualités qu'ils ont sans les avoir. Et l'on trouve beau ou belle l'homme ou la femme avec qui l'on sort - mais pour combien de temps ? Et son humour - mais pour combien de temps ? 

            En quoi, vous le voyez, le propos de Pascal est moral, sinon moraliste : il cherche également à rendre plus modeste les hommes, et presque à les humilier. « Comment avez-vous pu croire que cela était vous ! », semble-t-il dire. En quoi il a tort, en quoi il a raison.

            Et, encore une fois, ne l’oubliez pas : c’est une approche ici ancienne, chrétienne, morale, spirituelle, tout ce que vous voudrez. Mais il y a une mille manières d’arriver à la vérité. Et la science aujourd’hui, la neuroscience, d’une certaine façon, arrive à quelque chose d’approchant, mais par une autre voie.

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