Classe S - Cours n°8 (religion et politique)

La religion : l’expliquer ou la comprendre ?


            On s’efforcera en effet, dans ce premier cours de retour des vacances, d’examiner plus en détail la religion – l’une des notions en jeu, donc, dans notre séquence plus générale sur la religion et la politique. Il reviendra au cours suivant, à l’aide de vos exposés, de considérer plus concrètement les différentes religions du monde.

            Mais voici d’abord une alternative, posée en titre, et qui peut-être vous semblera un peu redondante : « expliquer » ou « comprendre » la religion. Elle est pourtant capitale.

            Nous sommes en philosophie, et donc vous savez que l’on désire aussi réfléchir un peu sur nos manières générales de penser, sur les opérations que nous faisons, souvent sans nous en rendre compte, dès que nous cherchons à saisir quelque chose. Or, quelle que soit la chose, il y a toujours deux manières de s'y prendre : que ce soit à propos de la religion, ou des étoiles, ou de l'amour, etc.

Quelle différence entre expliquer et comprendre ?

            Souvent nous les confondons, à tort. Et d’autant plus que les deux mots sont plus que voisins.

            En résumé, expliquer, c’est regarder en arrière d’un fait, et lui trouver des causes. Comprendre, c’est regarder en avant d’un fait, et lui trouver des intentions.

            Expliquer (1), c’est regarder les dessous d’une chose, afin de la ramener, de la réduire à des faits plus simples. Par exemple, c’est rapporter un animal à du biologique : c’est-à-dire réduire un certain ordre de choses complexes, diverses – l’extraordinaire richesse de la vie animale, la couleur des fourrures, la texture des peaux, des écailles, des plumes, la figure des muscles, des organes, etc. – à un certain ordre inférieur ou antérieur, beaucoup plus simple : l’ADN, par exemple, la génétique. En somme, c’est considérer que la chose, telle qu’on la voit – cet animal-ci – est le résultat d’une chose qu’on ne voit pas, et qui la cause.

Expliquer c'est toujours : ramener le compliqué au simple, l'extérieur à l'intérieur

            Mais vous devez bien comprendre que lorsque vous expliquez quelque chose, vous quittez un peu cette chose. Vous en sortez un peu. Si vous dites que les étoiles s’expliquent par des processus nucléaires, vous descendez un peu en coulisse, vous quittez un instant la scène – très grande – des étoiles, pour la scène – très petite – des mécanismes physiques. Si vous expliquez le pelage d’un animal par des traits génétiques, vous quittez un instant le domaine visible (la robe noire et blanche de tel zèbre) pour le domaine invisible, ou du moins microscopique (la génétique).

            C’est pour cela que comprendre (2) figure un peu l’inverse d’expliquer. Lorsque vous « comprenez » quelque chose (étymologiquement « prendre avec », com-prendre), vous restez pour ainsi dire dans le même ordre que cette chose. Vous ne la quittez pas. Comprendre relève beaucoup plus de l’écoute, du témoignage, de la prise en compte de l’intention d’une chose. C’est pourquoi cela vaut davantage pour le domaine humain que pour le domaine naturel. Les sciences naturelles, les sciences dites « dures » expliquent : elles n’ont pas, elles ne peuvent pas écouter le désir, comprendre le but, s’intéresser au témoignage d’une étoile !

            Mais c’est que dans les phénomènes humains, les choses sont toujours doubles.

            Si vous votez à gauche ou à droite aux élections, on peut le voir de deux façons : d’une part, « compréhension », parce que vous avez voulu voter ainsi, parce que vous avez vos raisons, parce que, pour vous, en vous, c’est le résultat d’une démarche personnelle ; d’autre part, « explication », parce que vous êtes le reflet d’une certaine classe sociale, parce que vous avez tel revenu, parce que vous êtes originaires de telle communauté, etc. Vous le voyez, « comprendre » postule plus ou moins votre liberté ; « expliquer » postule plus ou moins votre déterminisme.

Un motif de dispute de couple à ne pas minimiser : "Mais comment peux-tu vouloir voter pour lui (elle) ??"

            Dans l’opération « comprendre », vous estimez que l’action d’un individu recherchait quelque chose, et qu’il faut rendre justice à cette intention, avoir de la considération pour le but, le sens, le message de cette intention. Et que cette intention ou ce but est plus ou moins conscient ou clair. L'individu sait, fondamentalement, pourquoi il vote à gauche ou à droite.

            Dans l’opération « expliquer », au contraire, vous estimez que l’action d’un individu dévoile, manifeste, témoigne de quelque chose en amont ou en arrière, et que c’est cette illustration, ce rapport de cause à effet qu'il est important de signaler. Or ce rapport échappe aux individus, il est plus ou moins inconscient ou obscur. L'individu ne sait pas, fondamentalement, pourquoi il vote à gauche ou à droite.

            Dans l'acte de comprendre, vous respectez beaucoup la chose qui vous intéresse, mais vous risquez aussi de ne pas voir que cette chose est pourtant causée, entraînée, produite par autre chose qu’elle-même. Dans l'acte d'expliquer, vous respectez pour ainsi dire assez peu la chose, pour remonter en arrière d’elle, vers autre chose, mais vous risquez dès lors de la réduire, de l’appauvrir, sans considérer qu’elle cherchait peut-être à dire, à témoigner d'un certain sens.

Deux manières de voir la religion

            La question, bien entendu, est très compliquée. Mais vous devez comprendre que devant la religion, les hommes ont plus ou moins tendance à hésiter entre deux approches :

Comprendre : la religion comme recherche de Dieu

            1) Soit la religion est pour ainsi dire toute véritable, nécessaire, et n’a pour dimension essentielle, si j’ose dire, qu’elle-même, à savoir : connaître Dieu, exprimer le sens de la vie humaine, témoigner d’une existence après la mort, etc. Entreprise, donc, de compréhension. « Quelle est le but de la religion ? C’est de… »

Expliquer : la religion console de deux angoisses, celle de l'existence (sans explication), celle de la solitude.

            2) Soit la religion est le reflet d’autre chose, s’explique en amont par des raisons qui ne sont pas spirituelles, mais sociologiques ou psychologiques, par exemple : une angoisse devant la vie, un besoin d’adhésion à un groupe, à une collectivité, le poids d’une certaine tradition, etc. Entreprise, donc, d’explication. « Pourquoi croit-on ? Tout simplement parce que… »

            Dans le premier cas, vous le comprenez bien, s’il y a religion, il faut la comprendre en rapport avec Dieu ; dans le second cas, au contraire, il faut expliquer la religion par ce qui ne relève pas d’elle, et donc certainement pas par rapport à Dieu.

            Dans le premier cas, la religion, c’est un peu plus que la religion : c’est un certain appel de Dieu. Dans le second cas, la religion, c’est un peu moins que la religion : c’est un besoin psychologique, un besoin sociologique, auxquels la religion vient – raisonnablement ou abusivement – répondre.

            Ne pensez pas que cette alternative oppose les croyants contre les incroyants. Le doute est permis, dans les deux camps. Un fait, par exemple, ne laisse pas d’être troublant :

La diversité religieuse conduit à deux conclusions contraires : soit il y a quelque chose (pourquoi sinon autant de religions ?), soit il n'y a rien (car comment expliquer qu'elles sont toutes différentes ?)

            Il y a, dans le monde entier, des religions, et il y en a toujours eu – ce qui paraît d’abord prouver que la première approche (« comprendre ») est la bonne. La religion est un fait majeur, irréductible, constant même, de la condition humaine. Pourtant, dès que l’on regarde de près ces religions, ce qui frappe c’est leur extraordinaire différence. Toutes supposent détenir la vérité ; or aucune vérité générale n’en ressort. Certaines pensent que le monde a été créé, d’autres qu’il est éternel ; pour certaines il n’y a qu’un Dieu, pour d’autres plusieurs, pour d’autres encore aucun ; pour les unes, il y a un paradis et un enfer après la mort, pour d’autres non ; pour celles-ci Dieu est bon, pour celles-là Dieu est mauvais, ou maladroit, puisque le monde est plutôt un accident qu’un projet. Mais d’autres ajoutent finalement qu’il n’y a pas de Dieu, mais la nature, ou bien le tao, ou bien rien d’autre qu’un mouvement général de création et destruction, etc. Ces différences mettraient dès lors plutôt sur la piste d’une explication que d’une compréhension : les êtres humains, semble-t-il, ont besoin d’un sens, sans quoi ils ne parviendraient pas à vivre – et ce, quel que soit le sens. Au fond, c’est moins le sens qui importe, dans une religion, que le fait qu’elle apporte un soulagement à l’inquiétude humaine.

1) La religion, c’est beaucoup plus que la religion : un rapport à Dieu

            Commençons par la première approche : « comprendre ». Nous verrons la seconde au prochain cours.

            Et notons d’abord que l’on tient pour le mot « religion » deux étymologies possibles : relegere (recueillir) et religare (relier). Forçons un peu les choses, et disons pour distinguer que si l’approche « comprendre » relève plutôt de relegere – recueillir le message de Dieu, par exemple, recevoir la révélation divine –, l’approche « expliquer » relève plutôt de religare – relier les hommes entre eux, afin de pouvoir survivre malgré l’absence de sens de l’existence.

            Ou disons-le encore, encore autrement (oui, vous savez, être schématique est très important !) : dans le premier sens, vous recevez quelque chose, qui est devant vous, qui est plus fort que vous, qui est loin de vous : Dieu. Dans le second sens, vous répondez à quelque chose qui est avant vous, qui est plus central que vous, qui est en vous : un besoin de consolation.

C'est beau, c'est beau, mais n'oubliez pas le type derrière l'appareil photo : "Attend Gérard, met bien tes mains comme ça, ok voila !"

            Dans cette première démarche, vous l’avez compris, il s’agit donc de prendre au sérieux la religion, de la comprendre sans la réduire.

            Il faut bien voir ici que l’on n’adhérait pas jadis à une religion parce qu’on trouvait qu’elle donnait du sens à la vie, ou parce qu’on trouvait « beau » son message, mais tout simplement parce qu’on l’estimait vraie ou fausse. Croire, ce n’était pas simplement donner du « sens » ou adhérer à un « message » : c’était s’engager une bonne fois pour toute dans une recherche de « vérité ».

            Pour le dire autrement, avant l’époque moderne (disons depuis un à deux siècles) les religions venaient à nous, tombaient si j’ose dire sur nous, comme des choses vraies ou fausses. Aujourd’hui, c’est plutôt nous qui allons vers les religions, en fonction de nos inquiétudes, de nos préférences ou de nos réflexions. Les religions sont devenues l’objet d’une quête personnelle, individuelle. Vous pouvez bien entendu hériter d’une croyance parce qu’elle est celle de votre famille : mais vous êtes libres aussi de ne plus y adhérer et d’en changer. En somme, la religion n’a plus aujourd’hui cette sorte d’évidence, elle n’est plus tout à fait, du moins en Europe, cet univers dans lequel on baignait immédiatement, obligatoirement : elle est devenue une sorte de choix. Or au départ, la religion n’est pas du tout une « confession privée », comme l’on dit, elle n’est pas un certain compartiment de la vie, une opinion parmi d’autres. Il n’y avait pas un « domaine » de la religion, parce que toute la vie était religieuse, y compris la politique.

On ne parle de « religion » que lorsque la religion n’est plus toute la vie

            Une preuve frappante de tout cela : ce mot de religion est bizarre. D’abord il est difficilement traduisible dans les autres langues. Ensuite il est très tardif (fin de l’antiquité). Et cela pour une raison très simple et curieuse : on ne commence à parler de « religion » que lorsque la religion n’est plus très évidente.

            En sanskrit, le mot qui s’approche le plus de celui de « religion », dharma, signifie la voie, l’enseignement, l’obligation (comme tao d’ailleurs en chinois). C’est à peu près toujours sur ce modèle que les religions – avant de s’appeler « religions » ! – se concevaient : à savoir comme l’enseignement obligatoire qui mène au salut, la seule voie qui mène à Dieu, bref pour le registre le plus haut de l’existence, la seule manière morale de vivre, l’explication globale de tout.

            En somme, le terme et l’idée même de religion ont changé. On ne parlait pas de religion lorsque la religion n’avait pas de « dehors » : lorsqu’on ne pouvait pas douter de Dieu, lorsqu’on ne concevait pas possible d’être athée, etc. La notion de « religion » apparaît quand la religion n’est plus tout. Quand elle était tout, elle n’avait pas besoin d’être nommée comme une catégorie, un registre particulier de l’existence. Si le mot est tardif, c’est que l’idée de religion comme confession privée, qui ne concerne que le rapport à Dieu, que la foi, que le cœur, est tardive. C’est une découverte ou une invention chrétienne.

Il reste un peu de cette ancienne conception aux Etats-Unis, où la politique est encore mêlée de religion, la religion présente en politique, le Président devant par exemple prêter serment sur la Bible.
Bon, après, il y a président et président, hein !

            En règle générale, l’histoire des langues nous l’apprend : on ne nomme une chose que lorsqu’on commence à la perdre, ou lorsqu’on commence à s’en séparer. On appelle « paysage » un paysage que lorsqu’il n’y en a plus trop autour de nous : « paysage » est un mot de citadin, d’homme des villes. Les paysans ne regardent pas le « paysage » : ils y vivent, ils sont dedans, il n’y a pas autre chose que des paysages. Le mot était inutile.

            La religion ne devient religion que lorsqu’elle ne s’impose plus dans tout le champ de la vie humaine. Autrement dit : lorsque le monde politique s’en distingue, lorsque le monde profane, le monde ordinaire s’en détache. Quand on commence à concevoir l’idée qu’il y a un monde, dans le monde, dans lequel Dieu n’intervient pas. Quand on s'achemine vers quelque chose comme la démocratie.

            Cela s’appelle, tout simplement, l’époque moderne.












Voilà qui est mieux !

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