Classe STMG - cours n°4 : l'art et la technique


Petit résumé des épisodes précédents

            Je vous rappelle où nous en sommes, tandis que le confinement est prolongé encore de deux semaines ! Cours sur l’art et la technique, donc, avec pour question de fond : « Peut-on opposer l’art à la technique ? ».

            Hier, sur Discord (et disponible dès à présent à l’écrit sur ce blog ou sur Pronote), nous avons examiné la question à travers une première thèse, très simple : l’art, c’est d’abord et avant tout de la technique. Nous avions pris comme fil rouge l’exemple du cinéma : c’est-à-dire l’histoire lente, progressive, de l’élaboration des plans au cinéma. Au début (vers 1900) les plans sont assez simples, et n’exploitent pas encore à fond les possibilités techniques du cinéma. Et puis, au fur et à mesure du temps…

            Rappelez-vous de bien distinguer ici entre la technique, au singulier, et les techniques, au pluriel : le cinéma est une technique (un appareil qui permet d’enregistrer des images en mouvement, bref un certain support matériel, une invention comme on dit) qui utilise des techniques (des méthodes pour fabriquer des scènes, par exemple une certaine manière de filmer, etc.).

            Partons maintenant à la recherche d’une seconde thèse (seconde partie de dissertation) : pour quelle raison, à l’opposé de la thèse n°1, faut-il aussi dire que l’art ne se réduit pas à de la technique ?

L’art de la distinction : l’exemple de Mbappé !

Mbappé pro de l'explosivité !

            En philosophie, l’un des mots les plus importants est bien celui-ci : la distinction. Nous partons de l’idée qu’en général nous nous trompons, nous sommes dans l’erreur parce que nous manquons de précision. La précision est peut-être le défaut de la plupart des gens (y compris votre professeur !). Et pourtant, ce sont ces précisions ou ces distinctions qui font la richesse de la réalité.

            Prenez un exemple dans le football. Ceux qui ne regardent pas de près le football ne feront pas les précisions ou distinctions nécessaires. Ils parleront de vitesse dès qu’un joueur ira vite, c’est tout. Or, pour quelqu’un qui s’y intéresse vraiment, il y a vitesse et vitesse, si vous voulez. Ou disons qu’il faut préciser ! Il ne faut pas rester vague, surtout quand la langue dispose des moyens d’affiner le regard.

            Quelle différence par exemple entre la vitesse et l’explosivité ? Regardons les dictionnaires :
- Vitesse : « Allurerapidité lors d’un mouvement. » Vous voyez que cette définition est un peu trop générale. Tandis que :
- Explosivité : « Capacité à enclencher, en un temps court, une forte contraction musculaire. ». En somme, l’explosivité, c’est la faculté d’aller vite, mais sur une courte et intense séquence.

            Vous voyez qu’avec cette deuxième définition, on a un gain de précision très important – précision qui vous permettra de briller en commentant avec des amis un match !

Qu’est-ce qui distingue l’« art » de la « technique » ?

            On en revient donc au thème du cours : nous sommes ici dans une deuxième partie de dissertation, et après (cours précédent) avoir estimé que l’art se réduisait à de la technique (et même à des techniques), on en vient maintenant à changer de point de vue. Comme si nous changions, dans un débat, d’interlocuteur. Voici maintenant quelqu’un qui s’avance et qui dirait : « Mais non ! Savoir des techniques, c’est bien, mais cela ne suffit pas à faire de l’art ! L’art c’est autre chose ! » Comment pourrait-il argumenter pour soutenir sa position ? Ou plutôt : quels arguments lui donneriez-vous, lui conseilleriez-vous d’utiliser ?

Les techniques détruisent les techniques



            Un argument qui me paraît capital, et qui servirait justement d’argument levier pour passer de la première à la seconde partie, est un argument qui concerne tout simplement le rapport au temps.

            Disons-le d’abord simplement : la technique, pour avancer, détruit sans cesse la technique. Ou plutôt : pour que la technique avance, il faut qu’elle se surpasse constamment, c’est-à-dire qu’elle dépasse justement les anciennes techniques. La télévision en noir et blanc, c’est bien : mais la télévision en couleur c’est mieux, et plus personne n’achète aujourd’hui des postes de télévision noir et blanc. Et puis la télévision HD est arrivée, etc. En somme, la technique ressemble à une course en avant, une espèce de fuite.

            Mais remarquez-le bien : il y a un sens dans cette course en avant. Toutes les techniques, depuis l’aube de l’humanité, sont inventées pour accélérer la vie. Pour comprimer l’effort : un couteau, un arc, c’est plus facile pour tuer un animal que la main seule. Pour comprimer l’espace : un train, une voiture, c’est plus facile pour se rendre d’un lieu à un autre que les jambes seules. Pour comprimer le temps : le téléphone, le mail c’est plus rapide pour communiquer avec quelqu’un qu’une lettre, etc.

            Bref, vous le voyez : la technique vise à tout accélérer, à rendre les choses plus faciles, à faire que l’espace et le temps soient plus rapidement à notre portée. Mais cela implique, encore une fois, une destruction, du moins le plus souvent. La voiture a remplacé le cheval (même si l’on peut toujours, bien entendu, utiliser un cheval pour se déplacer).

            Deux expressions fameuses vous permettront de bien comprendre et de bien préciser ce rythme typique de la technique humaine :

- La « destruction créatrice » : on appelle en économie (notamment depuis  Joseph Schumpeter, 1883-1950) la destruction créatrice ce processus continuel de création (ou d’innovation) et de destruction qui caractérise les évolutions techniques. En effet, dès qu’un invention technique a lieu – par exemple internet – elle entraîne immédiatement avec elle une destruction technique parallèle. Cette destruction n’est pas entière, mais elle est souvent visible. Par exemple, l’échange de mail (via internet) a sans doute remplacé une grande part de l’échange par lettres écrites (via la poste). Internet détruit donc en partie le courrier. Vous le comprenez : l’idée est de voir que toute invention (bien) entraîne une destruction (mal). C’est le rythme un peu effréné de la technique : elle créé des emplois en en détruisant d’autres…

- L’ « obsolescence » : on appelle « obsolescence » le fait pour un produit technique d’être périmé, sinon dépassé, soit parce qu’il est arrivé à la fin de son usage (il a, par exemple, une date de péremption), soit parce qu’il est justement surpassé par un produit meilleur, un produit « nouvelle génération ». Au fond, l’obsolescence est ce qui attend tous les objets techniques, n’importe lesquels. La télévision noir et blanc est devenue pour ainsi dire obsolète lorsque la télévision couleur est arrivée sur le marché – alors même que ces télévisions noir et blanc pouvaient encore fonctionner.

            Bref, vous le voyez : la technique n’avance qu’en rendant périmée l’ancienne technique.
            Mais qu’en est-il alors de l’art ?

L’art ne détruit pas l’art

Même l'objet d'art le plus ancien (ici Grèce antique) n'est pas "dépassé" par l'art récent

            Vous le devinez, c’est évidemment l’inverse. Le grand désir, le grand vœu de l’art, c’est de ne pas disparaître. Et c’est ce qui fait toute la difficulté – l’ambiguïté – de l’art. Pourquoi ?

            Eh bien justement parce que l’art, c’est et ce n’est pas de la technique. Impossible bien sûr d’oublier la part de technique dans tout art : si vous voulez faire de la musique (art) avec une guitare, il vous faudra : 1) la guitare elle-même (objet technique), 2) savoir en jouer (en apprendre les techniques).

            Or, voilà justement la différence : l'art c’est ce qui, de la technique, résiste au mouvement de la technique, ou du moins tente le plus d'y résister. L’art, c’est ce qui reste, quand toutes les techniques disparaissent. 

           Le monde technique d’Homère (Grèce antique) a plus ou moins disparu : mais on continue à lire l’Iliade et l’Odyssée (littérature). Le monde technique du moyen-âge français a plus ou moins disparu : mais on continue de visiter les cathédrales (architecture). Le monde technique de la Renaissance italienne a plus ou moins disparu : mais on continue d’admirer les tableaux de Léonard de Vinci (peinture). Le monde technique de l’Autriche du 18e siècle a disparu : mais on continu d’apprécier les pièces de Mozart (musique). Etc.

            La technique, donc, avance, mais l’art ? Il avance aussi, mais il essaie également de retenir, de garder, de conserver. Le film Le Parrain (1972) est sans doute – techniquement – un peu dépassé (les caméras, le matériel de l’époque sont « obsolètes »), mais il reste – artistiquement – inoubliable. Le rapport au temps n’est donc pas le même : la technique cherche l’innovation (un meilleur futur), tandis que l’art cherche en même temps la transmission (garder le passé).
            Comprenez bien que cela ne veut pas dire que l’art est meilleur que la technique. Le rapport est plus compliqué. Sans la technique, que serait notre vie ? C’est la technique qui nous assure sécurité, commodité, qui répond à nos besoins, qui offre à nos journées un cadre efficace, utilisable : routes, cuisines, tables, lits, etc. Mais imaginez maintenant ceci : un monde où il n’y aurait que de la technique. Un monde sans art ? Ce serait un monde constamment en train de courir en avant, un monde où rien ne serait conservé, un monde neuf tous les six mois, qui avancerait vite et qui oublierait tout. Un monde qui ne suivrait que le rythme des inventions est un monde qui ne se retournerait jamais.

            C’est pourquoi, pour que le monde soit vraiment humain, il faut que des choses persistent. C’est l’un des intérêts de l’art.

La grande utilité des choses inutiles

Quelle est l'utilité d'un tableau de Van Gogh ?
            Il y a un très beau texte de la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) qui résume bien tout cela – et sur lequel on va essayer de travailler tranquillement aujourd’hui et la prochaine fois.

            Je vous en résume d’abord la grande idée, pour rendre la lecture plus agréable : l’homme n’a pas seulement besoin de choses utiles (techniques) il a aussi besoin de choses inutiles (l’art). En somme, l’inutile est pour nous très utile. Pourquoi ? Pour au moins deux raisons : 1) Ce qui est utile est remplacé par des choses plus utiles : c’est le mouvement de destruction créatrice dont je parlais. L’utile disparaît vite. Donc comprenez bien ce que cela veut dire : bizarrement, l’inutile survit mieux que l’utile. 2) Ce qui fait la grande valeur de la vie humaine, c’est qu’elle ne se passe constamment dans les choses utiles. Nous n’avons pas simplement un toit ou une maison pour nous protéger du vent. Le monde humain – contrairement peut-être au monde animal ? – n’est pas composé uniquement de choses utiles.

            Alors voilà ce que je vous propose : je vais d’abord vous donner le texte (pas très long) tel quel, sans le commenter ni l’expliquer. Vous essayez de le lire tranquillement, en essayant de ne pas vous décourager dans les passages plus difficiles. Essayez simplement de le saisir dans son ensemble, pas forcément dans le détail. Ensuite, je vous remets le texte que j’accompagne de quelques commentaires qui visent à vous le rendre plus clair. Mais essayez de faire l’exercice comme je vous le demande : ce n’est pas noté, et je ne peux évidemment pas vérifier ! Mais c’est pour bien vous entraîner pour le baccalauréat (qui sera sans doute maintenu !) :

1) Texte sans commentaire : à vous !

« La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici. Certes, tout aménagement que font les hommes pour se pourvoir d'un abri et mettre un toit sur leur tête – même les tentes des tribus nomades – peut servir de maison sur la terre pour ceux qui se trouvent en vie à ce moment-là. Mais cela n'implique en aucun cas que de tels aménagements engendrent un monde, isolent une culture. Cette maison terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la totalité des objets fabriqués est organisée au point de résister au procès de consommation nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi de leur survivre. C'est seulement là où nous sommes confrontés à des choses qui existent indépendamment de toute référence utilitaire et fonctionnelle, et dont la qualité demeure toujours semblable à elle-même, que nous parlons d'œuvres d'art. »

Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1978, p. 268-269.

2) Texte avec commentaire : à moi (et vous) !

« La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici [Dans la nature l’homme ne se sent pas d’abord chez lui : la nature est sauvage, dangereuse, indifférente. C’est pourquoi l’homme a besoin d’ajouter à la nature un « monde », de s’approprier la nature à travers des choses humaines, faire des sociétés, des lois, des frontières, et des maisons, des rues, des villes, etc.]. Certes, tout aménagement que font les hommes pour se pourvoir d'un abri et mettre un toit sur leur tête – même les tentes des tribus nomades – peut servir de maison sur la terre pour ceux qui se trouvent en vie à ce moment-là. Mais cela n'implique en aucun cas que de tels aménagements engendrent un monde, isolent une culture [le monde technique seul ne suffit pas à faire « un monde ». On reconnaît une culture à des rites, des traditions, des vêtements particuliers, un langage particulier, etc. En gros, l’économie ne suffit pas. Les objets ne suffisent pas. Il faut aussi un univers culturel, symbolique, imaginatif]. Cette maison terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la totalité des objets fabriqués est organisée au point de résister au procès de consommation nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi de leur survivre [Ce procès de consommation dont parle Arendt, c’est exactement ce qu’on appelait plus haut : la destruction créatrice. Pour que la vie humaine soit vraiment humaine, il faut qu’il y ait des choses qui ne soient pas détruites. Il faut que des choses durent, résistent au progrès technique]. C'est seulement là où nous sommes confrontés à des choses qui existent indépendamment de toute référence utilitaire et fonctionnelle, et dont la qualité demeure toujours semblable à elle-même, que nous parlons d'œuvres d'art. [L’art, c’est donc à proprement parler les choses qui ne sont pas utilitaires, et qui restent. Le monde ne devient humain qu' à partir du moment où il est rempli de choses qui ne sont simplement « fonctionnelles »]. »

Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1978, p. 268-269.

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