Classe S - Cours sur les Pensées de Pascal n°2


            Il m’importe aujourd’hui de vous montrer que les textes de Pascal que nous étudions sont en rapport, non seulement avec toutes les notions que nous abordons depuis septembre, bien sûr, mais plus particulièrement encore, en cette période de confinement, avec les notions que vous devez travailler à la maison, à savoir celles de « conscience », d’ « inconscient » et de « liberté ».

Les mots évoluent avec les grands auteurs

            Si le texte sur lequel on va travailler est important, ce n’est pas seulement parce qu’il occupe une grande place dans l’histoire de la philosophie, c’est également parce qu’il va modifier légèrement le sens d’un mot que nous utilisons encore aujourd’hui.

            La plupart des mots de notre langue ont une histoire bizarre, diverse, mouvementée. Non seulement leur graphie, leur sonorité, qui peuvent être le fruit d’un contresens (par exemple lorsqu’un copiste médiéval se trompe sur un mot grec ou latin qu’il cherche à traduire). Mais également leur sens. Le sens d’un mot dépend bien entendu de la culture dans laquelle il circule. Je ne vous ennuierai pas une nouvelle fois avec mes histoires de paysage (qui veut dire « partie de pays » dans les langues européennes, et « montagne-eau » en chinois) ! Mais enfin vous devez sentir que dans la trajectoire d’un mot - des centaines d’année d’usage parfois – il y a parfois des accidents, des carrefours, des changements de direction. Le mot « cœur », par exemple, a été au centre de toute la psychologie passée : dès qu’un individu, au 17e ou au 18e siècle, voulait parler de lui, de son caractère, de ses humeurs, il tournait invariablement autour de ce mot.

            Les grands auteurs ont souvent fait dévier le sens d’un mot – simplement parce qu’ils l’ont beaucoup employé, ou parce qu’ils l’ont employé d’une manière un peu nouvelle. Et ainsi les mots sont, suivant les époques, remagnétisés – je veux dire par là revivifiés, renouvelés, remis en usage – et d’autres démagnétisés – c’est-à-dire moins employés, moins courants dans la discussion de tous les jours.

            Avec Pascal, le mot en question est celui de « divertissement » - mot qui est soudain chargé avec lui d’un poids, d’un sérieux, d’une gravité qu’il ne possédait pas auparavant.

Première lecture pour se repérer

            Commençons par une première lecture du texte. Lecture non savante d’abord, c’est-à-dire lecture pour débroussailler, pour dégager un peu quelques perspectives. Lecture bienveillante également : vous savez que le texte date du 17e siècle, donc vous passerez sans sourciller sur les mots, les noms, les expressions, qui vous paraissent d’un autre temps. Maintenons notre politesse : lire un texte ancien, un poème athénien, un texte évangélique ou coranique, un conte perse médiéval, un roman chinois vieux de cinq siècles, c’est lui offrir un accueil poli, patient. On sait que ce texte a fait du chemin jusqu’à nous. On sait aussi qu’il a des choses importantes à dire – peut-être les plus importantes même à entendre. Donc faisons effort, même quelques minutes (quelques heures pour l’examen) :

            TEXTE N°5 – LE DIVERTISSEMENT

« Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.
Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.
Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit. »
Pensée éd. Brunschvicg 139 / Le Guern 126 / Lafuma 136 / Sellier 168

            Bien, ne vous empêchez pas de réagir devant ce genre de texte. On sent qu’il est à la fois facile et difficile, très simple par endroits, mais plus compliqué ou disons alambiqué ailleurs, surtout pour nos têtes de 2020, qui ne sont plus habituées à l’univers culturel dans lequel Pascal écrivait. Lorsque c’est comme cela, tâchez de ménager votre confiance. Ne vous en voulez pas un instant de ne pas tout saisir. Faites bien attention, pour le dire autrement, à l’état affectif dans lequel vous êtes lors d’une épreuve aussi importante que celle du baccalauréat, par exemple. Un élève a très vite fait de se décourager ; ou d’estimer que c’est trop compliqué pour lui. Soit parce que l’auteur nous paraît soudain bien vain avec ses phrases bizarres, soit parce que notre intelligence nous paraît soudain bien médiocre face à ces textes. Beaucoup d’élèves « balancent » une explication de texte, parce qu’ils ne s’estiment pas à la hauteur. C’est une grave erreur…

            Je crois qu’une bonne manière de commencer est de s’accrocher à quelque point solide, à un passage assez clair, plutôt évident, qui vous redonne un peu de courage avant de reprendre le texte.

De Pascal à Mbappé

Mbappé qui joue aussi bien que Pascal écrit !

            Commençons donc par le simple – c’est-à-dire à première vue le plus fade, le moins sucré ou salé en bouche : Pascal s’étonne de voir les gens courir à gauche à droite dans mille activités. Il nomme cela : le « divertissement ». Bien, qu’y-a-t-il de génial en tout ceci ?

            Deux choses : il faut dire comment Pascal théorise cela (car il y a une nouveauté là-dedans), et pourquoi Pascal théorise cela (car là aussi, il y a une nouveauté).

            Comprenez bien quelque chose : un texte, c’est une action. Quelqu’un qui n’y connaît rien au football, si vous le mettez devant un grand match, il peut bien sûr y trouver du plaisir, mais il y a fort à parier qu’il ratera le caractère exceptionnel de certaines actions. Comme il n’a pas bien idée de la difficulté de certains gestes, il ne sera pas absolument admiratif devant eux.  Pour goûter quelque chose, il faut connaître un peu cette chose. Pour admirer, il faut souvent des connaissances.

            Si un grand texte est une action, c’est qu’il réalise un geste rare, et qu’il le réalise – comme on dit dans le sport – avec une « technicité » mémorable. On attend donc de vous comme une envie de le commenter. Vous le savez bien : ce qu’on aime dans un match, ce sont deux choses : voir le match, bien sûr, mais aussi refaire le match, en discuter après entre amis, entendre des spécialistes donner une analyse. Quand on aime quelque chose, quand on l’aime vraiment, on ne se contente pas de quelques mots, comme ça. On veut approfondir, bien nommer, bien préciser. Bien connaître.

            Avez-vous vu, par hasard, le mondial de football 2018 ? Lors du match contre l’Argentine, Mbappé fait une action, à première vue fort simple : celle de remonter le terrain en courant vite, avec le ballon (voici la séquence, elle dure à peine dix secondes : https://www.youtube.com/watch?v=PLCujFHk4I8 ).
             C’est ce qu’on peut appeler une (très) belle action. Mais comment peut-on en parler – comment peut-on en parler vraiment ? C’est là qu’un bon sens de l’analyse est nécessaire, pour ne pas rester en surface, pour ne pas manquer la caractéristique particulière de cette action. Disons-le vite, pour en revenir à Pascal : celui qui dira que Mbappé a fait preuve de « vitesse » aura tout dit et rien dit en même temps. Ce n’est pas exactement cela. Il manque ici la précision d’un terme qui nous permettrait de mieux comprendre pourquoi la vitesse de Mbappé est particulière : ce terme, c’est celui d’ « explosivité » (« Capacité à enclencher, en un temps court, une forte contraction musculaire. »).

Eloge du confinement !

Ils ont oublié "Pensées de Pascal", n'est-ce pas ?

            Le texte de Pascal, et c’est une chance, possède clairement trois parties. Ce n’est pas anodin. Essayons de les caractériser.

            Dans le premier paragraphe, disons que Pascal fait l’innocent. Il se propose de « considérer » simplement l’attitude des hommes. Il décrit : il n’explique pas encore. Que voit-il ? Une dispersion. Les hommes ne tiennent pas en place. Ils ne supportent pas de rester à leur place. Bref, vous l’avez compris : l’homme est la créature la moins bien faite pour subir un confinement !

            Remarquez quelque chose : il y a, à deux reprises, un « etc. ». Pascal veut abréger. Il veut dire par là que, quelle que soit l’activité humaine que l’on se mettrait à considérer, elle rentrerait sous la catégorie générale de « divertissement ». Au fond, c’est comme s’il nous disait : « Il y en a encore d’autres, que je ne mentionne pas ici : mais cela revient au même. Continuons. »

            Vous remarquerez en tout cas – car, en tant que compétiteur du baccalauréat de philosophie, vous traquez le fameux « paradoxe » ! – vous remarquerez que Pascal attribue donc le terme « divertissement » à des activités qui nous paraissent pourtant très peu « divertissantes » (des activités dites "sérieuses"). Avec le mot de « divertissement » (dans son réseau notionnel, c’est-à-dire dans la grosse toile d’araignée des termes accrochés à lui), il y a les termes « loisir », « détente », « futilité », « amusement », etc. Or ici, Pascal parle aussi des activités à la Cour (donc peut-être le pouvoir, la politique ?), mais aussi de la guerre. Pourquoi pas. Sentez-bien en tout cas que le divertissement s’élargit ici : ce mot, qui relevait jusqu’alors d’une certaine partie de l’existence humaine (les loisirs du week-end par exemple) semble soudain attribué à l’ensemble de l’existence humaine (y compris son opposé le plus direct, à savoir le travail).

             Bref, le mot de "divertissement" change un peu de sens.

La conscience de la mort explique la dispersion de notre vie

"Les hommes meurent, les selfies restent", proverbe chinois (à peu près)

            Venons-en au second paragraphe. Pascal ne se contente plus de regarder de loin (description), il resserre son objectif, il se rapproche, il veut savoir. Il va tenter d’expliquer. De décrire à expliquer, vous avez donc changé de partie, ici de paragraphe.

            Pourquoi les hommes font le tour du monde, envahissent des pays, se mettent frénétiquement à taper dans un ballon dans un stade, envoient des textos d’amour à n’en plus finir, descendent au fond des océans ou désirent voyager jusque sur Mars ? Pourquoi les hommes courent ainsi, ne cessent de courir ? Pascal a trouvé la cause principale, la cause génératrice si vous voulez, celle qui met en mouvement l’homme depuis l’origine : la peur de la mort.

            Cette clé vous semblera à la fois particulièrement évidente et particulièrement simple. A vous de maitriser votre impression, car vous êtes au service du texte. Bien des auteurs, dans l’histoire, se sont succédés pour trouver une explication, une explication enfin, au caractère bizarre de l’homme. Certains ont dit : « la main ! ». Mais oui, cette main humaine, avec ce pouce opposable, nous permet de mieux saisir les choses autour de nous : voilà notre étrange origine ! D’autres ont dit : « mais non, c’est le langage ! » Le langage en effet nous permet de mieux communiquer entre nous, de nommer le monde. Oui, mais d’où vient le langage – ou plus précisément : pourquoi l’homme en est-il doué ? etc.

            Pascal dit, lui : c’est la conscience de la mort. Cette conscience est si forte chez l’homme, si traumatisante, si fatale, qu’il faut tout faire pour la refouler – pour employer un terme de Freud, vous vous en souvenez peut-être. Sans doute, vous et moi ne pensons pas tous les jours à la mort – mais ça, c’est pour la conscience. Votre inconscient y pense constamment. Le fond de votre être en est absolument terrorisé. La mort est le grand fait énigmatique et monstrueux de la condition humaine.

            Quelle solution, dès lors ? Fuir. Ne pas regarder en face. Ne pas y penser. Tout faire, si vous voulez, pour que cette pensée ne redevienne pas consciente. Et c’est pourquoi d’ailleurs, les périodes d’inactivité sont pour l’homme si rapidement des périodes d’abattement… Albert Camus disait que le dimanche était le vrai jour de l’angoisse : n’ayant rien à faire (le plus souvent), l’homme se regarde en face, regarde sa vie en face, et cette mort qui arrive, la sienne, celle de ses proches…

            C’est la mort donc qui explique notre vie (vous êtes heureux de faire philo en Terminale, pas vrai ?).

Les grandes leçons de ce grand texte

Grâce au divertissement de la télévision, cet homme n'a plus peur de la mort ! Bon, il y a des effets secondaires, c'est vrai !

           
Je passe sur le troisième paragraphe, pour écourter ce cours déjà assez long : retenez simplement que Pascal, ici, prend un exemple – mais un exemple qui lui permet de démontrer la thèse formulée dans le deuxième paragraphe. Cet exemple, c’est celui d’un roi. Un roi sans divertissement est un homme plein de misère, et pourtant il est assis sur la plus haute place, la plus belle place de l’humanité. Quoique roi, et disposant de tout ce qu’il veut, il court le même risque que vous et moi d’être malheureux, s’il n’a pas d’activité.

            La mort est le malheur le plus démocratique qui soit : elle touche tout le monde. Touchant tout le monde, elle impose à tout le monde de se divertir, pour ne pas penser à elle… Y compris un roi.

            Mais venons-en pour finir aux grandes leçons, qui me semblent des leçons importantes sur la vie elle-même, la vie des hommes.

1) Ni le repos, ni l’agitation ne peuvent satisfaire les hommes.

Comprenez bien ce que je veux dire ici, et que vous gagneriez à déduire de ce texte : ce que recherche l’homme, c’est l’activité, pas le but de l’activité. Dans la chasse, ce n’est pas le gibier, c’est la chasse. Dans le football, ce n’est pas tant gagner (mais si, aussi), c’est de continuer à jouer. Dans le voyage, ce n’est pas l’arrivée, c’est le voyage lui-même. L’homme a besoin d’être toujours en marche, en course, en mouvement.

            Pourquoi ? Précisément parce que rien ne le console tout à fait, ni durablement. La pensée de la mort nous serre, au plus profond. Elle est toujours relancée. Il faut donc toujours se quitter soi-même, sortir de soi-même, pour se jeter dans une activité.

            Il faut donc toujours courir. Mais le but de cette course, c’est la course elle-même. Même si nous possédions tout – comme un roi – nous ne saurions pas rester en place dans notre chambre (face à nous-mêmes, face à la mort).

            Ce que l’on veut, c’est ne plus penser à soi.

2) La nature de l’homme est de n’avoir pas de nature.

            Ou dit autrement : ne pouvant demeurer en lui, ne trouvant pas en lui assurance, certitude, repos, consistance même, l’homme est jeté en avant. Qu’il essaie de rentrer en lui-même, l’homme, horrifié, ne verra que du néant. Il n’y a rien en nous sur quoi nous pourrions nous appuyer.

            Cela repose ici sur la conception que se fait Pascal de la conscience humaine – très proche en un sens, quoique plus pessimiste en son fond, de celle de Jean-Paul Sartre. Vous rappelez-vous du beau texte des Pensées sur le rapport de l’homme au temps : incapable de vivre le moment présent, nous sommes toujours soit en train de nous retourner (vers le passé) soit en train de nous projeter en avant (vers le futur). Nous ne tenons pas au présent (au sens presque physique du terme : tenir, comme un objet qui tomberait sans cesse). Voilà la thèse sous-jacente du texte de Pascal : l’homme n’a plus de véritable nature (depuis le péché originel), et donc s’enfuit partout pour trouver une activité qui lui donne consistance.
(Tout cela va quand même rendre notre confinement sacrément difficile !).

            « Je suis footballeur » : voilà une identité de rechange. « Je suis italien » : voilà encore une autre manière de se donner un peu d’existence, de « remplir » pour ainsi dire notre personne d’une identité. Car l’homme n’a plus en son centre de véritable contenu.
N'ayant rien de sûr dans la vie, sinon la mort, ces hommes ont au moins quelque chose : un club à aimer !
            
            Disons-le pour terminer : je sais que vous trouverez ça du plus noir ! Mais n’oubliez pas ceci : une théorie fausse peut, à un certain degré, être parfaitement vraie. C’est l’étrange destin de bien des idées humaines. Je ne sais pas moi, la théorie chinoise du ying et du yang est parfaitement fausse, si vous voulez, d’un point de vue physique, astrophysique, etc. Mais elle est extrêmement éclairante et même vraie, d’un autre point de vue. Je pense qu’il en est de même ici. Croyons ou ne croyons pas au péché originel, à la Chute du paradis : ce sont des images que les hommes se proposaient pour comprendre pourquoi l’homme est si faible et si fort, si animal et si différent de l’animal, si ordinaire et si extraordinaire. Bref, un roseau, mais un roseau pensant…

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