Classe S - Cours sur les Pensées de Pascal n°1
Ne
laissons pas tomber notre (cher) Pascal, d’autant que le texte d’aujourd’hui
est non seulement fort court, mais aussi fort connu : il s’agit du fameux
passage sur le « roseau pensant ».
Pour
rappel, donc, voici le texte :
TEXTE N°4 – LE
ROSEAU PENSANT
« L’homme
n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant.
Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une
goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme
serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et
l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. »
Pensée éd. Brunschvicg 347 / Le Guern 186 /
Lafuma 200 / Sellier 231
Je
voudrais que vous reteniez deux choses à propos de ce texte :
1) Une certaine thèse
philosophique (qui est expressément en rapport avec notre cours sur la
conscience et la liberté),
2) Une certaine manière de
réfléchir, qui me semble particulièrement intéressante, et que l’on peut
retrouver ou que l’on peut utiliser dans tous les domaines de réflexion
possible : réfléchir en politique, ou en biologie, ou au sujet des
sentiments humains, peu importe.
C’est pourquoi je voudrais commencer d’insister sur ce deuxième aspect. Il y a presque toujours derrière un texte un autre texte, plus simple, plus nerveux, plus polémique : c’est celui des oppositions souterraines. N’oubliez pas ce que je vous ai souvent dit : dans la pensée humaine (philosophie, science, etc.) il entre souvent de la colère, de l’irritation, de l’agacement, de l’attaque et de la contre-attaque. On parle bien de défendre une thèse, d’avancer un argument (comme l’on parle d’avancer un pion), de contre-argumenter, etc. Il faut que vous soyez sensible à ce courant un peu électrique qui soulève, qui anime une argumentation, et qui la mène quelque part : vers une sorte de victoire.
Ne
restez donc pas passifs devant un texte : toutes ces phrases, tous ces
mots ne sont mobilisés que pour un combat, et un combat c’est une opposition.
Il y a un problème, sans quoi l’auteur n’écrirait pas. Et un peu à la manière
de vos deux ou trois parties de dissertation, mais sans avoir besoin, lui, de
faire des parties nettement séparées, un auteur met en scène un drame
intellectuel. Il faut donc lire derrière le texte, lire derrière les mots, et
ne pas avoir peur de violenter pendant quelques instants toute la complexité de
ces quelques lignes. Vous y reviendrez ensuite.
Simplifier pour complexifier
Tout
rapporter à des éléments ou des structures simples, pour mieux en venir ensuite
à la complexité : voilà l’un des grands commandements de l’explication de
texte. Ici, il me semble que la chose n’est pas si difficile :
En
somme, Pascal oppose premièrement l’ « homme » à la « nature »
(il dit aussi l’ « univers », et cette différence peut être
intéressante à relever, à expliquer, mais ensuite).
Une
seconde opposition court dans le texte, même si elle n’est pas toujours
explicitement formulée (là encore, à vous de forcer la main du texte) :
force et faiblesse. Force notamment de l’univers, du moins à première vue, et
faiblesse de l’homme, du moins à première vue.
C’est
cette seconde opposition qui est au centre du texte, et qui pour ainsi dire le
produit, le génère. Car Pascal a une manière bien à lui d’utiliser, de
manipuler cette opposition. Et même, je dirais que Pascal en général – et c’est
en ce sens que, avant d’être quelqu’un qui a ses idées, c’est quelqu’un qui
nous apprend extraordinaire à bien utiliser des idées – Pascal en général a une
manière bien à lui d’utiliser toutes les sortes d’opposition possible.
La faiblesse est forte, la force
est faible
Le fameux "penseur" de Rodin, qui a plutôt l'air de bouder |
Vous
l’avez compris ou deviné : c’est bien là l’enjeu. La faiblesse de l’homme –
un rien peut nous tuer – s’associe en réalité à une force. Tandis que la force
de l’univers – il est tout ce qui existe, et il peut écraser la moindre chose – s’associe
en réalité à une faiblesse.
Je
voudrais que vous sentiez que ce retournement est valable pour bien des choses
dans la vie, bien des choses sur lesquelles vous pourriez réfléchir. Les choses
humaines sont souvent ainsi : contrastées, complexes. Dès que vous avez
trouvé un argument contre quelque chose, sentez immédiatement que l’on pourrait
aussi bien dire quelque chose pour également. La croyance en Dieu est forte et
faible, l’athéisme est fort et faible, la gauche est forte et faible, la droite
est forte et faible, etc.
Mais
à une condition, qu’il faut que vous releviez bien ici : « force »
et « faiblesse » ne sont que des degrés ou des niveaux, disons que
ces deux termes ne caractérisent que numériquement ou quantitativement quelque
chose. La « force » peut être aussi bien celle de l’intelligence que
de la masse musculaire ou de n’importe quoi d’autre. En un sens, elle ne dit
rien de très précis.
Si
la force de l’univers n’est pas la force de l’homme, c’est que ces deux termes
ne renvoient pas à la même chose.
Il
faut donc rattacher à « force » et « faiblesse » les
caractéristiques qu’indiquent Pascal : à l’univers, la force d’être, et d’agir,
et d’écraser : bref, la force brute, aveugle, puissante, muette,
extraordinaire certes, mais ignorante. Et à l’homme, justement, la force de
penser, de comprendre ou de réaliser. Force que Pascal nomme d’un terme ici, la
« noblesse », et d’un autre terme encore, dans un autre passage des
Pensées : la « dignité ».
Ces
deux aspects : faiblesse physique de l’homme mais force ou noblesse de
pouvoir penser, Pascal les rassemble donc en une image, celle du roseau, frêle,
minuscule (le « plus faible de la nature »), mais un roseau doué de
pensée, c’est-à-dire de la capacité de se représenter l’univers.
Cela
rejoint donc toutes nos réflexions actuelles sur la conscience humaine :
sa force qui viendrait de sa fragilité (l’exemple de la « néoténie »),
et puis cette capacité extraordinaire, inattendue pour ainsi dire, celle de
pouvoir penser, et penser sa pensée. Encore une fois, et ce sera le mot de la
fin pour aujourd’hui : il est bien possible que la moindre de nos pensées
possède quelque chose de plus extraordinaire que le reste de l’univers. L’astrophysique
nous le rappelle souvent : faire la carte d’identité d’une étoile ou d’une
galaxie est une chose complexe mais quasiment faisable. Mais la carte d’identité
de l’homme implique davantage de choses, davantage d’éléments, davantage d’histoire.
Une étoile se réduit à des forces nucléaires – certes extraordinaires, et c’est
pourquoi Pascal a raison, l’univers nous réduit à rien – mais ce sont des
forces plutôt simples à modéliser. Tandis que l’homme, en plus de relever du
domaine physique, comme une étoile, s’élève également sur deux systèmes
nouveaux, compliqués, extraordinaires eux-aussi : le système biochimique
du vivant et le système neuronal de la pensée ou de l’esprit.
En
ce sens, l’univers nous excède (nous dépasse) dans l’espace et dans le temps,
dans la puissance et l’énergie, mais par la pensée nous le découvrons, nous l’arpentons,
nous l’explorons, nous le réduisons à des schémas, des modèles, des logiciels,
des théories, et nous avons – peut-être ? – l’avantage sur lui. L'univers me surpasse (physiquement) mais par la pensée (intellectuellement) je l'englobe.
L’homme,
décidément, chose la plus fragile et la plus forte, peut-être, de l’univers, du
moins de l’univers connu. Même si, seriez-vous tentés de dire, cette force de l’homme
pourrait tout aussi bien se retourner contre lui, avec le réchauffement
climatique…
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