Classe S - cours n°6 (début de la religion et de la politique)
Pour
ce cours d’aujourd’hui, ralentissons un peu le rythme : il sera moins
question ici de cours que de textes. Et moins d’explications de texte que de
lecture de textes, tranquillement, et que je commenterai avec vous. L’objectif
est simple : achever une bonne fois pour toute le cours sur les notions de
« conscience », « inconscient » et « liberté »,
et entamer le cours sur la « religion » et la « politique ».
Nous
en étions restés à Sartre, et ces deux arguments contre l'idée de déterminisme inconscient (tout simplement l’idée que « mon »
inconscient agirait à ma place).
Êtes-vous responsable de vous-mêmes ?
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En un sens, comme vous allez le voir, la philosophie de Sartre est l'une des plus difficiles, et peut-être l'une des plus adultes : il ne nous sera plus possible de "faire l'enfant"... |
Le
premier argument, terminons d’en dire un mot : j’ai « mauvaise foi »
(expression de Sartre) à supposer qu’il y a des choses en moi qui ne sont pas
de moi. A faire comme si je n’étais pas libre : comme si je n’étais pas entièrement
responsable de moi-même. Car c’est la conclusion qu’il faudrait tirer de Freud,
estime Sartre : si quelque chose de moi n’est pas moi – l’inconscient –
alors quand je fais quelque chose, je peux toujours dire : « Mais je
n’y suis pour rien, c’est l’autre là, comment vous l’appelez déjà ? Ah
oui, le « Ça » ! ». Bref : l’idée d’inconscient
déresponsabilise l’homme.
Il
ne peut pas y avoir, selon Sartre, de refoulement total : vous ne pouvez
pas absolument ignorer ce qui se passe en vous. C’est plutôt la peur de voir,
le refus de choisir, une espèce de lâcheté ou de paresse qui vous empêchent d’être
conscient : pas un obscur inconscient tapi au fond de vous. Comprenez bien
l’angle d’attaque de Sartre : on peut se passer, au fond, selon lui, de l’hypothèse de
l’inconscient. Un désir interdit, un désir odieux, un désir refusé (être infidèle par exemple), ce n’est
pas une obscure mécanique psychologique – l’inconscient selon Freud – qui se
charge de le dérober à votre vue (votre vue consciente). C’est vous-mêmes !
Pour vous défausser !
Jugement final sur le suicide d’Anna Karénine : responsable ou pas ?
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Peut-on vraiment "dominer" toutes les images qui s'imposent en nous ? |
Reprenez
l’exemple d’Anna Karénine. Pouvait-elle refuser, librement, consciemment, de se
jeter sous le train ?
Que
dirait un disciple de Freud ?
Non, elle ne pouvait pas ! Car quand
elle prend conscience de sa décision de se jeter, sa décision est déjà prise !
Elle est emportée par une décision qui précède sa conscience. De sorte que c’est
elle, et ce n’est pas elle ! Adieu Anna !
Que
dirait un disciple de Sartre ?
Oui, elle le pouvait ! Pourquoi ?
Parce que quand elle prend conscience de cette décision, elle pouvait encore la
combattre, l’accepter ou la refuser : on n’est jamais totalement décidé
par nos décisions, jamais absolument emporté par ce qui nous emporte (c'est le fait même de la conscience : je ne suis pas entièrement collé à moi). Nous
restons avant tout des êtres libres. Au fond, l’inconscient est un alibi pour
Anna. Elle croit que c’est elle : ce n’était qu’une pulsion. A elle de se
décider vis-à-vis de la pulsion du suicide. C’était donc un acte de mauvaise
foi : prenant conscience de sa décision, Anna s’y est abandonnée !
Adieu Anna !
Deuxième argument de Sartre : vous n’avez
pas d’excuse !
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Très mauvaise excuse qui vous empêchera de briller au devoir à la maison de philosophie |
J’en
viens à présent au second argument de Sartre, qui me paraît plus décisif, plus
fort et pour tout dire plus beau : au fond, la liberté humaine ne nie pas
le déterminisme. Il y a des choses qui nous ne contrôlons pas, certes. Il y a des
choses en nous qui remontent, qui s’imposent, qui nous influencent (des pulsions par exemples) ; comme
il y a des choses hors de nous qui nous empêchent, qui nous limitent, qui nous
ralentissent. Si vous êtes nés dans une famille riche ou pauvre, vous aurez
plus ou moins d’obstacles dans la vie. Si vous avez un tempérament de fond gai
ou mélancolique, vous aurez plus ou moins à lutter contre vous dans la vie. Etc. Tous ces obstacles, on les appelle : des déterminismes.
Et
pourtant, dit Sartre, tout cela n’est encore rien face à votre liberté. Le
nombre de vos choix varie, certes : mais pas la possibilité de faire un
choix. Votre vie sera plus ou moins facile : mais elle vaudra toujours
quelque chose en fonction de ce que vous en ferez.
L’inconscient,
selon Freud, peut bien exister ou ne pas exister : c’est toujours à vous –
à votre conscience – de savoir quoi en faire. Vous êtes névrosés : c’est
encore à vous de savoir si vous souhaitez lutter ou non contre cette névrose.
C’est
donc dire, pour conclure, cette simple chose : la conscience ne fait pas
de nous – sans effort – des êtres libres. Il ne suffit pas d’être conscient.
Mais la conscience est nécessaire. Elle est le premier instrument de notre
libération. Notre libération de quoi ? Des obstacles aussi bien intérieurs
qu’extérieurs. C’est malgré tout, grâce à notre conscience, que nous pouvons,
dans une certaine mesure, nous affranchir des déterminismes. Déterminisme
social : je suis né dans une famille pauvre, mais il tient en partie à moi
de ne pas « reproduire » ma classe sociale ; déterminisme
biologique : je suis né avec tel handicap, ou tel problème de santé, mais il tient
en partie à moi d’en faire ou non quelque chose.
Être
libre, en un mot, c’est donner du sens – son sens – à nos déterminismes. Liberté et déterminisme ne s'opposent donc pas : première et deuxième partie de ce cours-dissertation non plus, par conséquent. Nous avons réussi à trouver une porte de sortie. Je subis ma personne : et cependant je peux m'en déprendre. Je subis le monde extérieur, les aléas de la vie : et pourtant je peux me positionner face à eux, et choisir mes actions - en toute conscience.
Voici comment Sartre va maintenant en parler, à partir d’un exemple évidemment frappant :
la maladie.
Suis-je responsable de ma maladie ?
Finissons
donc notre cours par lire ce texte, extrait d’un livre de Sartre intitulé Cahiers pour une morale. Je le commente,
ou plutôt je l’éclaircis simplement, pour vous le rendre clair, car c'est un texte important, et qui plus est - je trouve - assez parlant. Il est long,
mais je ne vous en demande qu’une lecture, avec moi donc :
« Me
voilà tuberculeux par exemple [donc absolument malade]. Ici apparaît la
malédiction (et la grandeur). Cette maladie, qui m’infecte, m’affaiblit, me
change, limite brusquement mes possibilités et mes horizons [à première vue, c’est donc un déterminisme : elle empêche bien ma liberté]. J’étais acteur ou sportif :
avec mes deux pneumos (traitement médical), je ne puis plus l’être. Ainsi négativement je suis déchargé de toute
responsabilité touchant ces possibilités que le cours du monde vient de m’ôter
[je suis déresponsabilisé, déchargé du poids de choisir : « Je suis
malade » devient ma fatalité]. C’est ce que le langage populaire nomme être diminué. Et ce mot semble recouvrir
une image correcte : j’étais un bouquet de possibilités, on ôte quelques
fleurs, le bouquet reste dans le vase, diminué, réduit à quelques éléments.
Mais
en réalité, il n’en est rien : cette image est mécanique. La situation
nouvelle quoique venue du dehors doit
être vécue, c’est-à-dire assumée, dans un dépassement. Il est vrai de dire qu’on
m’ôte ces possibilités mais il est aussi vrai de dire que j’y renonce ou que je
m’y cramponne ou que je ne veux pas voir qu’elles me sont ôtées ou que je me
soumets à un régime systématique pour les reconquérir [En somme, cette maladie,
je m’y abandonne aussi, je consens – sans choisir – à toutes ses diminutions.
Certes, il m’arrive – ce n’est pas moi – une perte de possibilités : je
peux moins sortir, moins courir, moins travailler, etc. Mais il tient à moi d’adopter,
face à cette diminution, une attitude. Je suis libre devant ma maladie :
je suis libre face à ce qui entrave ma liberté. C’est ce que va préciser Sartre
tout de suite.]
[…]
Et d’autre part surgissent avec mon état nouveau des possibilités nouvelles :
possibilités à l’égard de ma maladie (être un bon ou un mauvais malade),
possibilités vis-à-vis de ma condition (gagner tout de même ma vie, etc.), un
malade ne possède ni plus ni moins de possibilités qu’un bien portant ; il
a son éventail de possibles comme l’autre et il a à décider sur sa situation, c’est-à-dire
à assumer sa condition de malade pour la dépasser [Attention, Sartre ne
considère absolument pas qu’il est facile d’être malade, ou qu’il ne tient qu’au
malade de guérir. Il y a une nuance à bien saisir. Il parle de l’esprit dans
lequel vous entrez en maladie. Il parle de la manière que nous avons, dans la
vie, de voir les obstacles que nous affrontons. Nous avons trop vite fait,
selon lui, de dire : « Mais c’est comme ça, je pouvais pas faire
autrement. »]
[…]
Ainsi suis-je sans repose : toujours transformé, miné, laminé, ruiné de
dehors et toujours libre, toujours obligé de reprendre à mon compte, de prendre
la responsabilité de ce dont je ne suis pas responsable [Je dois tout assumer
de moi, même ce qui surgit en moi – l’inconscient ou tout ce que l’on voudra
appeler ainsi – comme ce qui surgit hors de moi : obstacles familiaux,
sociaux, etc.] Totalement déterminé et totalement libre. Obligé d’assumer ce
déterminisme pour poser au-delà les buts de ma liberté, de faire de ce
déterminisme un engagement de plus. »
Philosophie
exigeante, comme vous le voyez, philosophie courageuse, risquée, et sans excuse. A
vous de voir si elle vous paraît digne de recevoir votre suffrage…
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Religion et politique
Par
« Religion et politique », on entendra donc l’étude des notions suivantes
du programme : « religion », « la société et l’Etat ».
Nous
avons rendez-vous jeudi, de 15h à 17h, sur Discord. Mais d’ici là, et
simplement en guise de préparation, je vous invite à lire les deux textes
suivants, pour préparer votre réflexion : le premier, clair, simple à
comprendre, et le second, plus important, plus capital, plus difficile aussi,
mais vraiment au centre de l’enjeu du cours – et que j’accompagne légèrement,
par conséquent, d’éclaircissements. Il s’agit sans doute de l’un des plus
grands textes écrits sur la démocratie.
Après
le cours ensemble sur Discord, je mettrai en ligne le cours rédigé sur la
politique : le troisième cours, de cette semaine, et le dernier cours
avant les vacances officielles :
Texte
n° 1 – Octavio Paz (Discours à Stockholm, 1990)
« Les
autres systèmes politiques sont fondés sur des principes étrangers aux hommes :
le mandat du ciel des empereurs chinois, le droit divin des rois absolus, la
volonté de l’histoire et du prolétariat des dirigeants communistes. La démocratie
fonde le peuple au nom du peuple : c’est la loi que se donnent les hommes à
eux-mêmes. Ce n’est pas un destin promulgué de là-haut ou de par-delà
l’histoire, ni une loi dictée par le sang et les morts. Ce n’est pas une foi et
elle ne propose pas d’absolu… C’est un mode de convivialité libre et pacifique,
qui nous enseigne à donner la main au voisin et à lutter contre le tyran »
Texte n°2
– Claude Lefort (L’Invention démocratique, 1981)
« La
révolution démocratique moderne, nous la reconnaissons au mieux à cette mutation :
point de pouvoir lié à un corps [au corps d’un roi ou d’un empereur – comme ce
fut le cas pour 99% de l’histoire humaine, ne l’oublions pas. Le pouvoir était
donc jadis incarné, incorporé, il avait un rattachement visible, éclatant, il
était garanti par les liens du sang d’une famille, qui héritait, génération
après génération, du pouvoir. Bref : lorsque le pouvoir était « lié à
un corps », il avait une consistance frappante – même si, bien sûr, à nos
yeux, il était injuste.] Le pouvoir apparaît [désormais] comme un lieu vide et
ceux qui l’exercent comme de simples mortels qui ne l’occupent que
temporairement [tous nos élus sont aujourd’hui comme nous – du moins
officiellement. Ce sont des individus qui viennent de la société civile. Ils
ont du pouvoir mais ils sont « comme nous ». De « simples
mortels » qui ne doivent pas leur élection à un prestige religieux, ni à
un prestige royal. Le pouvoir ne tire pas son autorité d'un principe extérieur à la société.]
Point de loi qui puisse se fixer, dont les énoncés ne
soient contestables, les fondements susceptibles d’être remis en question [En démocratie, la loi de Dieu ne règne plus, ni celle de l’Eglise, ni celle de la
famille royale : plus aucun « privilège ». Ce qui implique
également ceci : rien n’est absolument sacré. Tout peut faire débat, tout
peut être remis en cause, tout est humain, très ou trop humain. D’où l’absence
aussi de vitalité des démocraties : elles ne s’enracinent plus dans
quelque chose d’intouchable. Elles risquent de devenir une pure gestion sociale, une simple administration des individus, quelque chose de rapidement bureaucratique voire technocratique.] La démocratie inaugure l’expérience d’une société
insaisissable, immaîtrisable dans laquelle le peuple sera dit souverain,
certes, mais où il ne cessera de faire question en son identité, où celle-ci
demeurera latente. »
Vous l’avez
compris, sans doute : force et faiblesse, par conséquent, de la
démocratie. Ou plutôt : malgré toute la justice que l’on reconnaît
absolument à la démocratie (système politique le plus juste, donc), pourquoi
est-il si difficile d'y vivre, parfois, et pourquoi est-elle si fragile ? De quelle instabilité,
et pire encore, de quelle espèce de fadeur, d’anonymat, d’incertitude, ce
régime politique – le plus souhaitable pourtant – est-il porteur ? Jadis
le pouvoir était fort, très fort – et injuste. Aujourd’hui le pouvoir est
juste, ou du moins de plus en plus juste – et faible, et dilué, et critiqué.
Pour quelles raisons ?
A vous d’y
réfléchir, d’ici jeudi…
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