Classe S - cours n°5 (la conscience et la liberté)



         Nous voici donc arrivés à cette dernière semaine de cours à distance, et voici les quelques kilomètres qui nous restent à faire : descendre (tranquillement) la pente du cours sur la conscience, l’inconscient et la liberté, avant de commencer à monter (doucement) la haute falaise de la religion et de la politique. Mais vous le verrez : de l’idée de « conscience » à l’idée de « religion » et de « politique », il y a mille rapports, qui nous permettront de continuer à étudier ce vaste chapitre – passionnant – qui est celui, tout simplement, de la psychologie humaine.

            Où en étions-nous ? Nous nous étions demandé (problématique du cours), si le fait pour l’homme d’être conscient – c’est-à-dire, non seulement d’avoir conscience de lui-même, mais plus profondément encore d’être capable, en lui, de penser ce qui n’est pas lui, ou de penser, aujourd’hui, ce qui n’est pas aujourd’hui, etc. – si le fait, donc, pour l’homme d’être doué de conscience en faisait une espèce d’être non-naturel ou sur-naturel : un être libre.

            Comprenez bien, une dernière fois, pourquoi il faut absolument opposer nature et liberté. Dans la nature, règne le déterminisme. Vous savez à présent ce que signifie ce terme. Rien dans la nature n’est absolument nouveau. Tout est explicable – du moins en droit. Bien sûr, dans les faits, nous n’avons pas pu encore tout expliquer ; mais en droit, nous supposons que rien, dans la nature, n’échappe à une cause, à une raison.

            L’homme, s’il est libre, est donc cet être qui jette ou qui lance dans la nature des actes absolument sans antécédence (sans raison antérieure, précédente, sans cause en amont).

            Dans une première partie, nous avons pris la défense d’une position, celle qui concluait que non seulement l’homme était libre, mais que la conscience en était bien la preuve. Dans une deuxième partie, demi-tour, en nous demandant s’il n’est pas nécessaire de douter de la conscience humaine : 1) non seulement car avoir conscience de ce qui se passe en nous ne signifie pas que nous en sommes librement à l’origine (où Spinoza, avec son exemple d’une pierre lancée en l’air, et Tolstoï, avec le suicide d’Anna Karénine, se rejoignaient), 2) mais, plus radicalement encore, ne faut-il pas aller jusqu’à douter même de cette conscience et estimer, comme Freud, que le « moi » n’est pas le maître dans sa propre maison : en somme que la conscience n’est qu’une surface, une vitrine, une pellicule, sur l’ample édifice de l’inconscient ?

Comment bien fabriquer une troisième partie de dissertation ?

Philosophe qui montre à sa fille comment forger une troisième partie de dissertation

           
Il faut donc en venir à présent à une sorte de position finale, c’est-à-dire une troisième partie. Vous savez qu’il existe plusieurs manières de composer une troisième partie.

            Lors du dernier cours, qui portait sur l’art, nous avions vu une procédure, parmi d’autres, celle de la troisième partie « radicalisation » ou « aggravation » : vous commencez par exemple, sur un sujet de dissertation, par faire une première partie « Oui », puis une deuxième partie « Non ». A cet embranchement ou carrefour, plusieurs solutions s’offrent à vous : celle retenue lors de ce cours consistait, elle, à aggraver la position « Non » de la deuxième partie, en lui apportant des arguments plus radicaux encore, de telle sorte que ce nouveau « Non », ce « non » de la troisième partie, soit nouveau. Cela donnait ainsi :

            1) « Oui, L’art nous détourne, en effet de la réalité » (avec des arguments du moins radical – l’art n’est pas, de toute façon, la réalité – à des arguments plus radicaux – l’art suppose de ne pas supporter la réalité telle qu’elle est),
            2) « Non, l’art nous reconduit à la réalité » (mais avec l’idée que l’art et la réalité demeuraient deux choses distinctes, au point que l’art était le moyen qui nous permettait de mieux retrouver la réalité),
            3) « Non, c’est loin de l’art que nous nous détournons de la réalité » (avec l’idée, empruntée à Bergson et radicalisée par Proust, que l’art n’est pas seulement un moyen pour retrouver la réalité : il est à lui-même sa fin, c’est-à-dire le seul lieu, le seul vrai lieu, de la réalité).

            Aujourd’hui, pour en terminer avec ce cours, nous tenterons une autre formule, la troisième partie « retour en première ». Troisième partie que l’on pourrait aussi appeler, sublimement : « Ouais, ok, mais quand même ! » Elle consiste simplement en ceci :

            1) Dans un premier temps, vous avez pris la parole pour défendre une thèse forte (ici : la conscience est une chose extraordinaire, voire énigmatique, et elle prouve la liberté humaine).
            2) Dans un deuxième temps, comme si vous étiez sous le feu des critiques, comme si vous aviez donné la parole à l’autre camp, aux contestations, vous avez écouté la thèse contraire (ici : la conscience humaine est peu de chose, et notre liberté est une illusion).
            3) Dans un troisième temps, il ne reste qu’une chose à faire : revenir en première partie. Admettre, concéder des choses à la deuxième partie, mais se demander finalement : « Très bien, peut-être étais-je allé trop loin jusqu’à présent, mais tout de même… Est-ce à dire qu’il n’y a ni conscience ni liberté ? » En somme, vous avez joué le jeu des critiques, mais vous voudriez savoir : « Ok, je veux bien nuancer ma position de départ, mais est-elle pour autant absolument, entièrement réfutée ? »

III) La conscience ne nous rend pas forcément libre, mais elle est bien notre seul moyen de libération

            Le titre de cette troisième partie vous fera peut-être sourire (un de ces jeux de mot un peu creux de la philo !), mais vous en comprendrez mieux le sens à la fin. Notez simplement ceci : une troisième partie comporte souvent une nuance, un contraste. Ce « mais » (elle ne nous rend pas libre « mais », etc.) signifie que vous faites une concession. Une concession à qui ou à quoi ? A la deuxième partie. Vous partez donc en troisième partie comme si vous disiez : « Ok, je prends en compte ce qui a été dit ».

            La nuance, ici, est également apportée par le passage d’un adjectif (« libre ») à un verbe « libérer » (et même « se libérer »). Là encore, ce changement vous paraîtra peut-être un peu vain, mais il est – grammaticalement – décisif : quelqu’un de « libre », c’est quelqu’un qui le serait déjà, et entièrement, définitivement. Quelqu’un qui « se libère » (un verbe désigne toujours une action) c’est quelqu’un qui est « en voie » de libération, qui ne l’est pas totalement : qui tend vers la liberté, qui s’efforce d’être libre, sans l’être encore. La nuance serait donc ici : la conscience ne nous donne pas la liberté telle quelle, clé en main ! Mais – à force de travail, ou de réflexion – elle nous permet de nous libérer.

            En somme, la liberté serait moins un état (un point d’arrivée), qu’une conquête (quelque chose qui reste toujours à l’horizon, et que l’on ne peut pas atteindre absolument). On n'obtient pas la liberté, car la liberté n'est pas un objet, quelque chose d'acquis et de définitif : nous ne serons jamais parfaitement libre. Autrement dit - et c'est la thèse de cette dernière partie : la conscience n'implique pas immédiatement, automatiquement, la liberté (on a vu que l'on pouvait être conscient sans être libre), mais elle est bien l'instrument, le moyen de notre libération. La thèse de la première partie était donc la plus juste - mais il fallait la nuancer. Au fond, votre thèse de départ va ressortir plus forte - grâce au passage critique de la deuxième partie.

L’homme n’est pas un objet, mais un projet


Réplique décisive des chats à toute la philosophie : "Franchement, vous avez besoin de penser autant ?" (La réponse est "oui", au fait !)

            Nous étions partis notamment de Jean-Paul Sartre : nous pourrions y revenir. L’idée étant justement de montrer qu’une philosophie peut affronter une tentative de réfutation – ici, pour le dire vite, la psychanalyse de Freud – mais finalement y résister.

            Je vous rappelle que pour Sartre, la différence entre l’homme et le reste du monde tient quasiment en cette différence entre un projet et un objet : tandis qu’un objet est tout entier ce qu’il est (il est définitif, limité, borné), un projet est une action, quelque chose qui est justement jeté (pro-jet) en avant, sans définition, sans limite. L’homme – pour le redire dans une formule paradoxale – est le seul être au monde qui n’est pas ce qu’il est. Comprenez bien, une dernière fois, l’importance de cette thèse : aucune distance entre une pierre et elle-même (elle n’est que ce qu’elle est), aucune distance entre le soleil et lui-même, et sans doute entre bien des animaux et eux-mêmes (encore que les chats, parfois...). Mais si moi, maintenant, je m’observe et que je dis : « Je suis malheureux », il y a comme deux « moi » en moi : le « moi » comme objet, celui dont on parle (comme s’il était devant moi : « Il est triste » - mais ce « il » est-ce entièrement moi ?), et le « moi » comme sujet, celui qui est en train de parler (« je vois que je suis triste » : mais qui est ce premier « je » qui parle du second ?).

            Bref, votre moi est constamment divisé. L’homme est cet être toujours en excès, en écart, en débordement sur lui-même.

Deux arguments décisifs de Sartre

Sartre avec Simone de Beauvoir, préparant une réplique terrible contre Freud

            Deux arguments en effet (tirés du livre de Sartre, L'Etre et le néant) nous permettent de dépasser la vision de Freud (deuxième partie). Je dis bien « dépasser », et non « réfuter ». Une troisième partie n’annule pas, n’anéantit pas les deux autres : au contraire, le but d’une dissertation étant de montrer que c’est l’ensemble du parcours de votre réflexion qui est intéressant, la troisième partie prend en compte la deuxième, sans la dénigrer.

            Voici les deux arguments (on ne verra le premier qu'aujourd'hui) :

1) L’inconscient, tel qu’il est présenté par Freud, relève de la « mauvaise foi »,

2) Il est tout à fait possible de concilier « déterminisme » et « liberté » (qui paraissent pourtant opposés). Ce qui revient à dire : nous pouvons tout à fait concilier la première et la deuxième partie de notre cours-dissertation.

            Commençons par la critique de Freud. Des deux arguments de Sartre, c’est celui qui me paraît le moins frappant – c’est pourquoi je l’emploie en premier.

Le poids de la liberté est difficile à porter

Avec la liberté, s'ouvre à l'homme un choix si grand qu'il en devient vertigineux

            Pour vous l’expliquer, rappelez-vous pour commencer de ce que je disais à propos de Freud et de Pascal : bien des auteurs ont cherché à comprendre ce qui animait la vie humaine – et quand je dis « ce qui animait », entendez-le au sens le plus fort, le plus « existentiel » : qu’est-ce qui agite tant les hommes, qu’est-ce qui les fait courir ici et là, ou se jeter dans mille entreprises ?

            L’un des motifs générateurs ou producteurs de la vie humaine, selon Sartre, ce n’est pas la libido ou la sexualité, comme pour l’inventeur de la psychanalyse, ni la peur de la mort et l’absence d’être, comme pour l’auteur des Pensées, c’est l’angoisse. Mais une angoisse d’un type tout à fait particulier : l’angoisse de la liberté. Un vertige.

            En effet, selon Sartre, l’homme a conscience – trop conscience – que rien ne le soutient, que rien ne s’impose à lui, que rien ne l’assure de quoi que ce soit : il peut tout faire, tout penser, tout imaginer, tout ressentir, et face à cette possibilité infinie, démultipliée, il est frappé de stupeur. Pouvant tout faire, il redoute de regretter ce qu’il va faire. Pouvant tout penser, il doute de la pensée qui lui vient. En somme, il est accablé par la possibilité de choisir, il trouverait presque plus heureux de ne pas pouvoir se décider librement.

            Je reprends cet argument, parce qu’il est décisif, et qu’il ne faut pas que vous ratiez son importance ici.

            La force de l’homme tourne en faiblesse : sa force, c’est de sentir qu’il peut tout, sa faiblesse, c’est que, pouvant tout, il sent qu’il peut rater, il sait qu’il peut se tromper, il découvre qu’entre deux actions ou entre deux pensées, rien ne l’oblige absolument à choisir, et que s’il choisit, il court le risque de prendre une mauvaise décision. Cette peur de la mauvaise décision torture constamment la conscience – comme la peur de la mort demeure toujours présente au fond de nous, selon Pascal, ou le désir sexuel, selon Freud. Là encore, il ne suffit pas de dire : « Mais pourtant je n’en ai pas conscience ! ». Nous parlons ici d’un fait déterminant, structurant si vous voulez, qui est l’état constant et profond de votre conscience. Si constant, si profond, que nous ne le voyons même plus...

            Disons-le encore autrement : l’homme sent au fond de lui une responsabilité infinie. Cette responsabilité est comme une charge, un fardeau. Elle est trop lourde à porter. Elle porte un nom : le poids de la liberté. Si je deviens riche ou pauvre, si je réussis dans la vie ou non, si je deviens footballeur professionnel ou pas – tout cela je sens que dans une certaine mesure, c’est à moi de le faire, c’est à moi que revient le mérite ou le démérite, c’est à moi qu’incombe la tâche – difficile, très difficile – d’y parvenir ou non. Voilà ce que les hommes redoutent, voilà ce qui nous travaille jour et nuit : « Ai-je fait le bon choix ? », « Pourquoi ai-je fait ça ? ». Ne parlons pas de ce terrible conditionnel qui vient alors nous hanter : « J’aurais faire ça, quel idiot ! », « Si seulement j’avais acheté ça et pas ça ! ».

            Bref, vous le voyez : la vie humaine, chez Sartre comme chez ses acolytes Freud ou Pascal, est une vie difficile ! Nous l’oublions, le plus souvent, mais être ce que nous sommes implique une énorme et constante pression psychologique. Mais alors dans ce cas, quelle est la solution ? Sartre la résume d’une formule : le « mauvaise foi ».

            En résumé : nous nous mentons régulièrement. Nous nous cherchons des excuses. Nous faisons tout pour échapper aux responsabilités qui, comme on le dit, nous incombent. Nous faisons comme si nous n’étions pas libres : nous nous disons que nous ne pouvions pas faire autrement. Nous parions sur des forces en nous, des obstacles hors de nous. « Je n’ai pas consciemment voulu ça ! », « Je ne pouvais pas faire autrement ! ». Bref : nous éliminons l’angoisse d’être libre par l’hypothèse de notre déterminisme. Nous chassons la peur de choisir par l’illusion que le choix s’est imposé à nous.


             Nous reculons devant notre liberté.

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