Classe S - Cours n°4 (l'inconscient)



     Commençons comme d'habitude par résumer un peu le chemin parcouru :
   La conscience a donc commencé par nous apparaître comme la preuve de la liberté humaine : c'est la première partie de notre cours, c'est-à-dire de notre dissertation.
    Ensuite - partie n° 2 - nous avons commencé de voir que "conscience" ne veut pas dire "être libre", en empruntant notamment un argument et un exemple à Spinoza.
     Venons-en à présent à un argument plus fort encore, qui conteste à la fois l'idée de liberté humaine, mais aussi l'idée d'une conscience claire et transparente : l'idée, donc, d'inconscient.

   Ce cours vous permettra donc de vous familiariser en détail avec une notion au programme, celle d'"inconscient".

De quel "inconscient" allons-nous parler ?



     Faisons d'abord attention, comme il se doit, aux nuances de vocabulaires. Par inconscient, on peut entendre en gros deux choses - et c'est la seconde qui nous importe aujourd'hui :

- D’une part, tout ce qu’il y a en vous d’involontaire. Mais cela peut être simplement des mouvements réflexes, des mécaniques inscrites pour ainsi dire corporellement. Par exemple, si je lis un livre et que je tourne sans m’en rendre compte les pages, parce que je suis en train de penser à autre chose, c’est inconscient, certes, mais ce n’est pas quelque chose de particulièrement secret ou caché : c’est simplement une habitude que votre corps ou votre cerveau a bien enregistré, et qu’il exécute pour vous : il tourne la page.

- D’autre part, ce que techniquement on appellera donc l’inconscient, c’est-à-dire une certaine profondeur du psychisme humain, ou disons une certaine organisation ou structure de la psychologie humaine qui a été ou qui aurait été découverte par Sigmund Freud (1856-1939).

     Autant vous le dire tout de suite : si l'idée d'inconscient est importante, extraordinaire même, et a changé l'histoire de la pensée humaine, la doctrine de Freud sur l'inconscient a été remise en cause, contestée. Ou pour le dire autrement : la découverte de Freud a dépassé la doctrine de Freud.
     C’est un peu comme si je vous disais : la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb a parfois dépassé l'idée que se faisait Christophe Colomb lui-même des terres qu’il a découvertes. Vous savez certainement que Colomb pensait avoir mis pied en Inde, et s'est efforcé de rapporter tout ce qu'il voyait à l'Asie.
   Nous observerons donc aujourd'hui ce qui, dans la théorie de Freud, est le moins contestable, le plus couramment accepté. Et vous allez voir, c’est à la fois une très belle théorie et une théorie qui résout beaucoup de problème de la vie humaine.

     Pour vous expliquer la théorie de Freud, je vais commencer par un tableau un peu large ou général, avant d'entrer ensuite dans le détail technique, puis de passer à un cas pratique passionnant, celui des rêves. Mais - comme vous vous en rendrez compte rapidement - la vision freudienne de l'esprit humain est celle d'un combat et même d'un drame : c'est pourquoi elle me semble assez facile à retenir, en vue du baccalauréat.

L'esprit humain n'oublie presque rien

     L’un des points qui revient le plus souvent chez Freud, point par lequel on peut commencer ce cours, c’est que votre esprit est rempli d’anachronismes (= confusion des dates, des époques). Il est, si vous voulez, surchargé de choses dépassées, refoulées, que vous croyez avoir oubliées. Sans le savoir, vous êtes constamment plongés dans des choses anciennes, mal digérées, mal acceptées, mal résolues.

         Une métaphore vous en donnera une première idée.

Los Angeles ou la ville moderne

      Votre esprit n’est pas comme une ville américaine – prenez une ville de la côte Ouest, comme Los Angeles, ville jeune, ville neuve, géométrique, où l’on a du mal à sentir des couches de passé, les strates des siècles précédents. C’est pour Freud le contraire de la psychologie humaine. Nous ressemblons bien plus à de vieilles villes européennes ou du Moyen-Orient, avec un dédale de ruelles compliquées, des bâtiments anciens à côté de bâtiments modernes, etc. Bref, où des époques différentes coexistent en même temps.

Rome ou la ville ancienne

     Si l’image de la ville européenne est intéressante, c’est que le passé n’y est pas toujours détruit, justement. C’est exactement la découverte de Freud : tout ce qui se passe en vous, ou presque, n'est jamais tout à fait détruit. Votre vie actuelle est constamment mêlée à votre vie passée. Et ce sont précisément ces résurgences de votre vie passée qui expliquent les névroses, les phobies, les rêves, les obsessions, etc.

     Freud oppose donc deux logiques : une première qui est fausse, celle de suppression, un peu comme on le fait sur un ordinateur, en mettant à la corbeille les fichiers devenus inutiles. Mais vous voyez combien cette vision a quelque chose de simpliste ou de rudimentaire, comme si l’esprit n’était qu’une simple entreprise de gestion, qui élimine tout ce qui s’empile ou tout ce qui déborde. Contre cette logique, Freud en découvre une autre : celle du déplacement, de la transposition, du refoulement, de la compensation, bref du mouvement. Tout ce qui vous a été désagréable dans la vie, décevant, humiliant, tout ce qui vous a été refusé, reproché, tous vos échecs ne disparaissent pas vraiment de vous. Et c’est ce qui distingue finalement l’esprit humain d’une machine.

     C’est pour cela que je parlais d’anachronisme. Un traumatisme dans l’enfance par exemple (très loin donc dans le passé) peut resurgir et expliquer un acte dans le présent. Ou pour le dire autrement, dans votre 2020 viennent encore vous troubler, vous peser dessus, des choses de 2007 ou 2008 par exemple. En somme, nous vivons beaucoup de choses en retard, en différé (rappelez-vous de ce texte de Proust - dans le chapitre sur l'art - dans lequel le narrateur se rend compte vraiment un an après la mort de sa grand-mère qu'il vient de la perdre).

Ce que je ne peux pas obtenir, je cherche à l'obtenir ailleurs

        Freud estime donc – on y reviendra après – que l’être humain subit une double pression constante : celle de tout vouloir, tout désirer, tout espérer (cette pression, elle vient de vous, du fond de votre nature biologique si vous voulez), et celle de ne pas tout pouvoir, pas tout obtenir, pas tout demander, bref la pression sociale, morale, qui vient de l’extérieur, du monde dans lequel nous naissons. Cette double pression oblige notre esprit à trouver des parades, à compenser, à négocier, bref à faire un véritable travail sur nos désirs, afin qu’une part, même infime, soit satisfaite. J'y reviendrai en détail tout à l'heure.

Qu'aurait fait de sa vie Ronaldo s'il n'était pas devenu footballeur ? Coiffeur, certainement.

     C’est ce qui explique quoiqu'il en soit que dans notre vie présente se réfugie notre vie passée. Un désir refusé ou empêché sera réutilisé, déplacé, repris ailleurs. Quand nous n’obtenons pas ce que nous désirons, nous lui substituons autre chose. Nous réinvestissons sans cesse nos envies dans d’autres envies. Par exemple, celui qui rêve de devenir footballeur professionnel, s’il est finalement recalé, n’en finira pas avec ce désir. Nous ne savons pas  vraiment renoncer à quelque chose. Celui qui a travaillé des années pour être joueur pro ne peut pas y renoncer comme ça, c’est au-dessus de ses forces. Ce désir peut alors nourrir autre chose, avec forcément une grande part de risque, puisque c’est un désir malheureux, dégoûté si vous voulez (l’agressivité des gens vient souvent de ces désirs réprimés). C’est ce qui explique en tout cas pourquoi nous développons constamment des occupations, des passions, des divertissements, que nous nous lançons dans des entreprises, des activités. Nous sommes plein d’une énergie qui ne cesse de vouloir sortir, se réaliser, et qui est la plupart du temps empêchée (énergie que Freud appellera la "libido"). 

     Dans une passion pour le sport peut ainsi se réfugier des désirs sexuels interdits ou refoulés, dans une passion pour la lecture des désirs de gloire refusés, dans une conversion religieuse des désirs de famille ou d'affection parentale jusqu'ici impossibles à réaliser. De même, on sait que le travail peut compenser chez beaucoup de gens bien des frustrations : on se met dans le travail, comme on dit, pour réinvestir de son énergie qui a été déçu ailleurs...

     Bref, et c’est une leçon capitale : dans nos passions se mêlent constamment des choses étrangères et lointaines à ces passions.

Que tout commence par l'enfance

     Pour entrer davantage à présent dans les détails, partons de ce que je vous disais tout à l’heure : l’homme, l’intérieur de l’homme si vous préférez, sa psychologie, est un lieu de conflit permanent. Ce conflit éclate parfois, il éclate même souvent : ce sont les agressivités, les phobies, les rêves, les dépressions, etc. Mais vous comprenez bien sûr que même lorsque cela n’éclate pas à l’extérieur, même lorsque cela n’est pas visible, vous êtes pourtant toujours en conflit. Essayons de voir pourquoi et comment.

     Pour Freud, vous le savez peut-être, il faut repartir de l’enfance, et même de la toute première enfance. Mais comprenez bien ce que cela veut dire : remonter à l’enfance, cela veut dire en fait : remonter au biologique. L’enfant n’est pas d’abord un homme ou une femme, c’est-à-dire qu’il n’est pas d’abord socialisé, éduqué, civilisé. Il est d’abord, si vous voulez, une machine biologique, physiologique, pulsionnelle.

Petite fille à qui on a refusé de lire les Pensées de Pascal, vainement consolée par ses camarades 

     La tendance première de l'être humain, en effet (c’est-à-dire avant que n'interviennent les impératifs de la société, de nos parents, de notre entourage, etc.) sa tendance première est de tout ramener à soi, de tout vouloir, de tout désirer. Le principe du « tout, tout de suite. » L’enfant n’est d’abord pas capable d’attendre, de différer.  On nous a appris, mais plus tard, à nous tenir droit, à ne pas crier, à ne pas dire n'importe quoi, à s'efforcer d'être poli, etc. C’est ce que le psychologue Jean Piaget appelle la « décentration ». Nous devons apprendre que nous ne sommes plus le centre de tout.

Mode d'emploi pour désirer sa mère ou son père



     Or Freud estime qu'à la base ou à l'origine, nous pouvions tout vouloir, tout désirer, y compris sa mère ou son père. Il existe en effet une véritable sexualité infantile – c’est là l’une de ses découvertes. Attention : il ne s'agit pas de concevoir le nouveau-né humain comme une sorte de petit adulte : l'enfant éveillé aux plaisirs sensoriels, sensuels, n'est pas à la lettre un pervers, du moins au sens où nous l'entendons, tout simplement parce qu'il n'a pas l'idée même de morale, moins encore celles d'immoralité ou de perversité. Sa sexualité n'est pas encore génitale - celle de la puberté - mais comme il est destiné à devenir un jour adulte, comme il est programmé biologiquement pour s'avancer vers l'âge de la reproduction, il découvre peu à peu tous ses organes - et cette découverte s'accompagne d'un éveil, sensoriel, sensuel, et d'une exploration. On sait par exemple que le plaisir de la succion le requiert très tôt : sucer son pouce, sucer le sein de sa mère, sucer une "sucette", etc. Concevez donc bien cette sexualité prépubère (avant la puberté) comme autre chose qu'une sexualité "reproductrice" ou classique (c'est-à-dire exclusivement génitale).

     Un exemple très connu : le fameux complexe d'Œdipe : l'enfant qui est en voie de dressage, d'éducation, ne dispose pas encore de toutes nos catégories. Il n'a aucune idée de ce que veut dire "mère" ou "père". Il est seulement encore une espèce de machine biologique désirante. Et il se met dès lors à se porter vers l'individu de sexe opposé, à le désirer - mais là encore, ne le réduisez pas tout de suite à une idée qu'il ne peut pas concevoir : "coucher" avec (coucher avec sa mère ou son père). Il s'agit plutôt pour l'enfant de rejoindre tactilement, sensoriellement, fusionnellement, la personne de l'autre sexe. Mais vous connaissez la fin de l'histoire, pas de Happy end (en général) : le père (pour le petit garçon) ou la mère (pour la petite fille) viennent s'interposer comme une manière de barrage ou de censure.

Trois parties ou trois "instances" en vous 



     Vous êtes prêt maintenant pour comprendre qu’il y a comme une structure ternaire – en trois parties – , une véritable triade de la psychologie humaine. C’est ce que je vous demande de bien retenir. On l’a suggéré depuis tout à l’heure :

     Il y a d’abord, ce qui vient d’en bas de vous, si j’ose dire, les pulsions, les instincts, puis ce qu’il y a tout au-dessus de vous, la morale, les interdits, les parents, la société. Ou si vous préférez, entre ce qui vient du biologique, tout en bas, et ce qui vient du culturel, tout en haut. Ou pour le dire encore autrement, entre ce qui vient de l’enfance donc, et ce qui vient de la vie adulte.

     Et au milieu, il y a ce petit « vous » qui n’est pas grand-chose. Votre personne, votre "moi" si vous voulez, qui est pris entre deux tendances qui n'ont de cesse de le comprimer, de le pressuriser, de l'étouffer. Le moi est donc un économe : il doit chercher des compromis entre toutes ces tendances.

     Vous voyez que cela sonne bien comme un drame ou un combat. Mais il faut que soyez capable de préciser tout cela.

     Reprenons donc ce schéma et détaillons-le :

1) La première instance en vous, la première disposition, la plus basse, celle qui correspond à votre personne biologique, instinctive, pulsionnelle, agressive, égocentrique, tout ce qu'il y a d'animal si vous voulez en vous, c'est que Freud appelle le "Ca" - c'est-à-dire : non pas votre "moi" justement, mais ce qui agit en vous sans vous, comme on dirait : "ça a agit en moi".

     Mais prêtez bien attention à ceci : pour Freud, votre inconscient n'est ni moral, ni éduqué. Il est, disons, a-moral : il ne connait pas ni l'obligation ni l'interdit. Au fond de vous, vous êtes pris régulièrement par des désirs immoraux, agressifs et sexuels notamment. Le désir d'infidélité, par exemple, est un désir absolument régulier et explicable pour Freud - ce qui ne veut pas du tout dire qu'il est souhaitable ou respectable. C'est un désir biologique, primitif si vous voulez, qui précède justement votre "moi" éduqué. C’est la remontée en vous d’un passé exclusivement biologique. Quelque chose donc d’anachronique si vous voulez.

2) En face du « ça », à l’opposé, vous avez ce que Freud appelle le Sur-moi, disposition qui représente justement tout ce qu'il y a au-dessus de vous, la société, la morale, les normes, les lois, les tabous, les interdits, le regard des autres, tout ce qui pèse sur vous pour vous empêcher, vous limiter, vous redresser, vous discipliner. Mais attention : ce sur-moi est à la fois extérieur et intérieur à vous. Nous l'avons intériorisé. Nous sommes empêchés par une voix qui est aussi en nous.

3) Dans tout cela, votre moi, tiraillé, entouré, sinon assiégé par ces deux autres tendances, est donc toujours à la recherche d'un compromis. C’est, si vous voulez, la conscience. Le moi est le centre d'adaptation à la réalité. Mais l'adaptation est toujours fragile... On voudrait ne pas aller à l'école, mais... On voudrait sortir avec cette personne, mais... On voudrait avoir cet objet, mais... On voudrait ne pas choisir, mais... En somme - et c'est une leçon de Freud tout à fait fondamentale - notre vie personnelle est un combat de chaque instant. Elle n'est pas de tout repos. Nous passons notre vie à chercher des solutions.

Un exemple : le rêve

Interprétation facile : vous en face du baccalauréat (à tête de lion) !

     Venons-en à un cas pratique fameux : le rêve. Avant Freud, on pensait généralement que le rêve était soit méta-physique (message de Dieu, ou des dieux, ou des démons, ou des esprits), soit physiologique (mécanique nerveuse). Or Freud découvre que le rêve a un sens - mais un sens dérobé. Le rêve met souvent en scène des désirs cachés, odieux.

     Le rêve est la grande porte d'entrée de la théorie de Freud, car elle met en œuvre tout ce que nous venons de voir.

     Dans le rêve, en effet, les désirs refoulés - refoulés où, c'est-à-dire déplacés où ? Dans l'inconscient, justement - les désirs refoulés dans l’inconscient reviennent, ont la possibilité d'être assouvis, épanouis, mais sur un mode purement imaginaire. Ils prennent leur revanche, mais une revanche qui n’a pas lieu dans la réalité. Désirs agressifs, désirs sexuels, désirs impossibles, désirs réprimés, et peuvent enfin s'exprimer ici. C'est une espèce de lieu de défoulement, pour tout ce qui a été refoulé.

     Mais le rêve ne permet pas tout. Il n'est pas absolument inconscient. Il est si vous voulez à la fois conscient et inconscient. Et votre censure, votre surmoi, votre poste de surveillance, la société en vous, la morale, justement surveille. Le désir du ça est interdit par le surmoi.

     Prenez un exemple très simple : vous désirez, sans le savoir encore, être infidèle et coucher avec telle ou telle personne. Mais le surmoi surveille et vous empêche d’en prendre conscience. Ce désir est donc censuré, et il retourne dans l’inconscient.

     Mais voilà : vous dormez, et vous vous mettez à rêver. Ce désir interdit, censuré, essaie de revenir, mais le surmoi est encore là. Que fait votre rêve ? Eh bien il s’efforce de crypter votre désir, de le coder, de le camoufler. Il faut qu’il le déforme un peu, pour tromper le surmoi. Le rêve a cette allure étrange, bizarre, justement afin de tromper la vigilance du surmoi.

     C'est pourquoi dans le rêve tout est là sans être là, tout est à la fois transparent et caché. Et le caractère bizarre du rêve, c'est justement que le désir refoulé essaie de revenir, sans y arriver tout à fait. Il se déguise, se travestit, se maquille. Et on le reconnaît sans le reconnaître. Il me semble que c’est tout à fait l’expérience que nous avons de nos rêves. On a l’impression qu’il y a du sens et on a l’impression aussi que c’est n’importe quoi. On a l’impression que ça veut nous dire quelque chose – et regardez, je dis bien « ça », ça veut me dire – et en même temps on a l’impression que c’est un bordel qui n’a aucune signification.

    Prenons un exemple simple qui est rapporté par un disciple de Freud. Une malade a rêvé qu'elle achetait dans un grand magasin un magnifique chapeau noir très cher. Or, le mari de cette malade est très âgé et souffrant, et cette malade admet qu'elle est amoureuse d'un jeune homme très riche. Les désirs inconscients et coupables de la dame sont donc mis en action, "dramatisés" d'une façon symbolique, c’est-à-dire transposés : le beau chapeau signifie un besoin de parure pour séduire l'homme aimé, le prix du chapeau révèle le désir de richesse, et le noir, un chapeau de deuil ce qui signifie discrètement l'envie d'être délivrée du mari encombrant.

Comprendre par un récit / comprendre par les causes



     Sa méthode de compréhension de l'esprit humain, Freud lui a donné un nom, qui est aussi le nom d'une pratique clinique, d'une technique de soin, bref d'une cure : la psychanalyse. Voisine de la psychologie et de la psychiatrie, la psychanalyse repose d'abord sur la parole : il s'agit d'asseoir le patient, même de l'allonger, sur un divan, et de lui offrir l'occasion de chercher, par associations d'idées, par la description de ses rêves, par le retour de ses souvenirs, les motifs de ses problèmes.

     C'est dire que la psychanalyse cherche autant à trouver des causes - les mécanismes inconscients qui sont à l'origine de nos problèmes ou de nos malheurs - qu'à retracer l'histoire d'une vie. Son aide est aussi une aide narrative - et il ne faut pas minimiser une telle aide. Quelqu'un qui, devant un problème, est capable de se raconter pour s'expliquer a déjà beaucoup fait. Nous sombrons souvent dans un malheur parce que nous avons l'impression de trahir notre passé ou de ne plus nous reconnaître. La psychanalyse nous offre une histoire, qui est à la fois scientifique (elle s'appuie sur des enquêtes cliniques) et littéraire (elle tente de chercher l'origine ou le début d'un problème, comme dans un roman).

     Mais est-ce la bonne solution, non seulement pour soigner quelqu'un, mais aussi pour comprendre objectivement, scientifiquement, de quoi il souffre ? Il y a en effet un versant capital de l'être humain que la biologie et les neurosciences explorent depuis près de quarante ans, celui de la génétique. Remarquez bien la différence : la psychanalyse offre des récits qui ont un sens. On peut se les approprier. La science contemporaine, notamment les différentes sciences qui s'occupent du cerveau, offre des causes qui n'ont pas de sens. Ces causes sont matérielles : dérèglement cérébral, modification génétique, etc. En quoi elles ont raison. Elles descendent en bas de nous-mêmes, jusqu'au support même de notre esprit : tout le versant biologique. Mais elles ne suggèrent plus un récit. 

     La psychanalyse, neuf fois sur dix, renvoyait aux parents, à l'enfance, à l'adolescence : c'était commode, dramatique, efficace, rudimentaire, et cela permettait au patient de sentir qu'il était dépositaire d'un roman, parfois triste certes, souvent terrible même. Les neurosciences renvoient à des raisons beaucoup plus rationnelles et expérimentales. Elles ont donc pour elles davantage d'objectivité. Il est certain, pour ne prendre qu'un seul exemple, que l'autisme est davantage le fait d'un problème génétique (biologie contemporaine) que d'un problème familial (psychanalyse), même si - on le sait - l'environnement familial, le contexte de la petite enfance, etc., jouent un rôle capital dans l'expression de ce problème génétique. Et sans doute la vérité est-elle au milieu : gène + famille, c'est-à-dire approche des causes + approche narrative.

     Mais n'oubliez pas de saisir ou de pressentir également où nous mène la science, et j'allais dire, où nous mène la science peut-être pour de très bonnes raisons : vers la fin, dirait-on, et une fin plus grave encore que dans la psychanalyse, de l'idée de conscience, de l'idée de liberté humaine, de l'idée plus généralement d'une individualité personnelle. 
     Sur toutes ces questions, je vous renvoie au très beau texte de Robert Musil (dans le chapitre sur la matière et l'esprit) extrait de son livre L'Homme sans qualités.


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