Classe S - Cours n°3 (conscience et liberté)


Retour sur le chemin parcouru

                Nous cherchions donc, dans ce cours, à nous approcher de deux grandes questions ou deux grands enjeux de la condition humaine : la conscience et la liberté. Avec pour présupposé que c’est précisément la conscience qui fait de nous des êtres libres.

                Notre première partie – comme une première partie de dissertation – s’efforçait de rendre raison d’une première position, donc, celle selon laquelle la conscience, puisqu’elle nous détache de tout, y compris de nous-mêmes, nous ménage un certain espace de liberté. Puisque je ne colle pas constamment aux choses, ni au lieu où je suis, ni à l’heure qu’il est, ni même à mes états ou à mes sentiments, alors c’est que je suis libre. Je ne suis pas entièrement ce que je suis, je ne suis pas exactement ce que je ressens, je ne suis pas tout à fait quelque chose de fixe, de fini, de figé.

Jean-Paul Sartre comme emblème de cette position

L'homme est-il le seul être dans l'univers qui puisse se dire (ou se croire) libre ?

                La conscience, donc, met entre nous et nous-mêmes, entre nous et le monde, une espèce de rideau ou de vitre. Nous n'adhérons plus tout à fait aux choses, nous pouvons mettre du retard, du délai, de l'espace entre nous et le reste du monde. Donc nous en libérer.

Jean-Paul Sartre, notamment dans son livre L'Etre et le Néant, est peut-être celui qui a trouvé les meilleurs mots pour parler de cet aspect de la conscience : « détachement », « décollement », « échappement » (à soi, au monde), on pourrait même dire « dé-coïncidence »… Il compare d’ailleurs la conscience, dans un autre texte, à une espèce de bourrasque, de vent violent. La conscience n'a pas vraiment de forme ; elle n'a pas vraiment de dedans. Elle est toujours dehors, ailleurs.

Le titre du livre de Sartre est d’ailleurs tout à fait significatif. Il oppose l'être (les choses qui sont) et le néant (les choses qui ne sont pas). En fait, c'est extrêmement simple : c'est l'homme qui apporte le néant dans l'être. Le monde n'est fait que d'êtres, c'est-à-dire de choses qui sont, et qui ne sont que ce qu'elles sont : les atomes ne font rien d'autre que de faire les atomes, les pierres ne sont que pierre, et même les plantes ou les animaux persévèrent, continuent, insistent dans un seul et unique sens : ils sont ce qu'ils sont. Mais l'homme a, lui, au cœur de son « être », une faculté de « néant » : c'est-à-dire la capacité de nier le monde, de refuser la réalité, de fuir les choses, de quitter l'instant présent, de se réfugier en pensée ailleurs, etc. Cette faculté, c'est la conscience.

Il est l'être, il est même le seul être qui peut refuser son être. Triste, il peut être distant de sa tristesse ; présent devant un paysage, il peut être ailleurs en imagination, etc.

Transition : ce qui est de moi, ce qui est en moi

                Mais vous l’avez compris, entre « conscience » et « liberté » le rapport est peut-être moins simple que ce que nous croyions – et nous avons rapporté assez de cas ou d’exemples depuis le début de ce cours pour commencer ici à douter de notre liberté. C’est pourquoi cette plongée dans une conscience que représentent les quelques pages du suicide – de la décision prise ou non prise par Anna – dans le roman de Tolstoï, Anna Karénine, était pour nous très importante : elle nous permettait déjà de comprendre que l’on peut avoir conscience de ce qui se passe en nous sans en conclure qui ce qui s’y passe est de nous. Familiarisez-vous bien avec cette distinction : en moi/de moi. Et demandez-vous simplement : vos rêves sont-ils de vous, ou sont-ils simplement en vous ?


II) On peut être conscient sans être libre

         Cette seconde position, donc, qui nous offre une deuxième partie de cours/dissertation, nous donnera l’occasion d’étudier plus en détail une notion capitale du programme, celle d’ « inconscient ».
  
      Nous procèderons donc comme d’habitude de manière graduelle, en partant d’un premier contre-argument, déjà radical – on peut être conscient de ce qui se passe en nous, sans en conclure que ce qui s’y passe soit de nous – pour en venir à un second, plus radical encore, et qui va jusqu’à bouleverser l’idée même de conscience : nous ne sommes pas même assurés d’avoir conscience de l’essentiel de ce qui se passe en nous. Ou pour le dire autrement : et si la conscience elle-même n’était que la partie émergée du vaste continent de notre psychologie, qui pour l’essentiel nous échappe ? En somme, non seulement nous ne serions guère libres, mais davantage encore : nous ne nous connaîtrions qu’en très faible partie. C’est l’inconscient qui l’emporte en nous, pas la conscience.

                Pour résumé : premier argument : critique de l’idée de liberté, sans guère critiquer l’idée de conscience. Deuxième argument : critique jusqu’à la notion même de conscience.

De la ressemblance entre vous et une pierre balancée en l’air

Spinoza, qui savait trouver de bonnes métaphores lors de ses cours à distance !

                Pour ce premier argument (qui relativise l’idée de liberté sans fissurer encore l’idée de conscience), nous partirons – il le faut bien, malgré ce temps de confinement – d’un texte fameux, celui de Spinoza : la Lettre à Schuller.

                Alors oui, je sais : le passage par les textes vous ennuiera peut-être en cette période, et surtout sans ce travail en classe qui nous permet de nous arrêter, de reprendre un passage, d’en discuter librement et oralement. Mais l’expérience mérite d’être tentée. Elle ne vous demandera pas beaucoup d’effort : d’abord celui, fort simple, de lire le texte « pour voir », comme l’on dit, c’est-à-dire de le lire sans exigence particulière, sinon celle d’en comprendre le sens. Essayez simplement de vous mesurer à ce texte – autrement dit de vous mesurer à votre intelligence. Êtes-vous assez armé pour le comprendre ? Je le pense. Donc lançons cette lecture, voici le texte :

                « Concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d'une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l'impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu'elle est nécessaire, mais parce qu'elle doit être définie par l'impulsion d'une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l'entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu'il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d'une certaine manière déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, pense et sache qu'elle fait effort, autant qu'elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu'elle a conscience de son effort seulement et qu'elle n'est en aucune façon indifférente, croira qu'elle est très libre et qu'elle ne persévère dans son mouvement que parce qu'elle le veut.
Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s'il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu'ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d'autres de même farine, croient agir par un libre décret de l'âme et non se laisser contraindre. »

Passons d’abord sur tout ce qui paraît bizarre : tous les textes du passé – les textes philosophiques aussi bien que littéraires, religieux, poétiques, scientifiques, etc. – sont remplis de cette garniture de mots curieux, d’expressions démodées, etc. N’y prêtez pas plus attention que cela : ou plutôt, prêtez-y attention simplement pour ne pas passer à côté d’un sens en général très simple ou très prosaïque. Prenez ce verbe d’ « appéter » dans le dernière paragraphe. Il peut faire sourire. Mais il me semble que le contexte, le reste de la phrase et même une certaine ressemble avec le mot « appétit » devraient suffire à vous éclairer : appéter quelque chose, c’est avoir de l’appétit pour elle, en d’autres termes c’est la désirer.

Bien, passons à un autre niveau de réflexion. Pour entrer dans le détail du texte, il faut prendre une vue générale du texte. Pas de précision sans généralisation. Vous devez bien comprendre la chose : vous ne réussirez à bien articuler les points précis d’un texte – à bien analyser – qu’à condition de ne pas rater le sens général, et à toujours rapporter les parties au tout – à bien synthétiser.

Avez-vous donc compris le sens général de ce texte ?

Je vous laisse dix minutes. Pendant ce temps je vais me refaire un bon café (un lungo pour tout dire, parce que j’ai trop usé des expressos, et que cela ne me suffit plus : comme quoi, la caféine est une vraie drogue, n’est-ce pas ?).


Mais je pense, au fond, que vous n’avez pas raté le sens général du texte : d’une part parce que vous êtes de bons élèves (oui, même toi qui es en train de lire !), d’autre part parce que le reste de ce cours l’a suffisamment préparé : « avoir conscience » ne veut pas du tout dire « être libre ». Et l’exemple d’Anna Karénine doit être dans votre tête : Anna peut bien se dire qu’elle est libre, puisqu’elle a conscience de devoir se suicider, ce devoir elle ne l’a pourtant pas choisi, il s’est imposé à elle, en elle. Mais comme elle n’a sans doute pas fait de philosophie en Terminale, elle en conclut trop rapidement que ce qui se passe en elle est forcément d’elle. Or, nous savons hélas que ce n’est pas le cas. Une émotion monte en moi, une idée me vient soudain, un rêve se déroule en moi, etc.

En un mot comme en cent : contrairement à ce que nous pensons en général (formule typique du paradoxe, ne l'oubliez pas), il est plus fréquent d’avoir conscience d’une chose en nous qui n’est pas de nous, que de choisir librement ce que nous voulons. Ou pour mieux dire : il est statistiquement plus fréquent, si vous voulez, que votre conscience accompagne un mouvement qui la précède en fait (« Oh tient, j’ai une idée ! ») plutôt que votre conscience lance librement, décrète librement un mouvement.

Anna, ainsi que la pierre évoquée par Spinoza, ont conscience d’un mouvement en eux : celui de se jeter sous le train, pour l’héroïne russe, celle d’être lancée en l’air, pour la pierre spinoziste. Voici l’illusion, et voici surtout la conclusion hâtive, erronée, exagérée si vous voulez que l’héroïne et la pierre se font : « Puisque je suis conscient de ce mouvement, c’est que je suis à l’origine de ce mouvement ! »

L’homme devrait s’expliquer aussi bien qu’un oiseau, un corail ou une planète

Dans la chaîne du déterminisme naturel, l'homme est-il un chaînon à part ?

                La leçon de Spinoza est à mon avis très belle – elle est aussi démystificatrice, c’est-à-dire qu’elle libère d’une illusion, elle libère d’une espèce de croyance obscure que nous continuons d’avoir, vous et moi, sur nous-mêmes.

                Spinoza défend ici une vision que l’on pourrait dire, pour aller vite, « déterministe » (je vous renvoie ici au premier cours en ligne sur ce terme). En somme, tout dans la nature est causé par quelque chose : le monde est semblable à une immense chaîne d’interdépendances, c’est-à-dire de maillons, où toute cause provoque un effet, tout effet renvoie à une cause. Cela peut sembler simple à comprendre, mais cela a une conséquence essentielle : rien n’est parfaitement nouveau dans la nature. Rien ne sort de rien. Aucun acte sans cause précédente, aucun commencement pur, qui ne serait explicable par rien. Même la couleur des pelages d’un animal, le mouvement d’un nuage dans le ciel, même la taille de telle planète peuvent s’expliquer, en arrière, par autre chose.

                Spinoza a ici une très belle formule : si le monde est déterminé de part en part, on peut le comparer à une sorte d’ « empire ». Rien n’échappe, en effet, à la loi de la cause et de l’effet. Eh bien dans ce cas, au nom de quoi l’homme pourrait-il en échapper ? Comment l’homme peut-il croire – supposition hautement narcissique ou orgueilleuse ! – qu’il est libre ?

                Si l’homme se trouve dans l’ « empire » de la nature, il est déterminé comme le reste. C’est pourquoi Spinoza écrit superbement, dans son grand livre l’Ethique, que « l’homme n’est pas un empire dans un empire ». Il n'a pas la possibilité, au sein de l'empire de la nature, d'établir un autre empire : le sien.

                Il faut comprendre et bien mesurer tout l’enjeu d’une telle conception. Il nous est facile, en général, d’admettre que nous n’avons pas un pouvoir entier sur nous-mêmes. Mais au fond nous ne poussons pas cette vérité très loin : nous ne sommes pas capables de tout nous admettre... Nous ne réussissons pas tout à fait imaginer à quel point nous ne sommes pas libres.

                Partez du physique ou plutôt du physiologique : vous tombez malade (et si possible d’autre chose que du coronavirus !) vous ne savez pas bien expliquer pourquoi, et vous admettez sans problème que vous n’y pouviez rien. Ensuite, vous guérissez, c’est-à-dire que votre corps, grâce à son système immunitaire, réussit à se défendre et à éliminer l’attaque virale. Vous n’avez aucun mal, là encore, à admettre que votre corps, c’est vous et ce n’est pas tout à fait vous. Certes, vous avez tout fait pour favoriser la victoire de votre corps, en vous soignant bien, en mangeant bien, en vous reposant bien. Mais de savoir que vous n’avez aucun pouvoir direct sur votre biologie ne vous déçoit pas : vous n’en tirez pas la conclusion que vous n’êtes pas libres.

                Eh bien Spinoza demande que vous continuiez de vous concevoir ainsi, y compris cérébralement, psychologiquement, intellectuellement, mentalement, bref y compris en ce qui concerne le cœur même de votre personne. Tout ce qui tombe en vous, idée ou émotion, doit avoir une cause qui précède, une raison qui explique, bref doit nécessairement s’inscrire dans la longue chaîne des causes et des effets. L’homme n’est pas capable de créer à partir de rien – ce qui s’appellerait d’un mot être libre : lancer une cause première dans le monde, absolument première, précédée par rien. Vos émotions sont causées, vos idées sont causées, vos décisions sont causées. L’homme n’est pas à part dans le monde – et de même que l’on pourrait très bien expliquer la couleur d’un corail par une raison chimique ou biologique, on pourrait expliquer, pour une raison biochimique ou neuronale, une idée qui vous vient soudain.

                Nous n’échappons donc pas au déterminisme naturel.

                Bref, vous l’avez compris, dans une telle perspective, la liberté humaine est illusoire. Et ce que nous révèle la conscience est bien moindre que ce que nous pensions. Or Spinoza nous dévoile la raison de cette illusion : la conscience nous donne l’impression d’être libre - mais l'impression seulement. Il fallait simplement porter un regard suspicieux, démystificateur, libérateur sur cette simple impression. C'est ce que nous avons fait aujourd'hui.

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