Classe S - cours n°2 (conscience et liberté)
Tâchons aujourd’hui
de faire ensemble la première partie du cours sur la liberté et la conscience.
I) La conscience fait bien de l’homme un être
libre :
Elle nous retire sans cesse du monde
Dans
une première partie comme celle-ci, il faut partir du plus simple et ne pas
courir immédiatement vers la bonne référence. La philosophie n’est rien si elle
ne repose pas d’abord sur le témoignage de l’expérience la plus ordinaire, sur
les leçons les plus courantes de la vie. Or, un problème se pose toujours
lorsqu’il s’agit de réfléchir sur l’existence humaine : nous ne sommes
plus bien capables de la regarder d’un œil neuf. Et cela pour une raison très
simple, bien sûr : nous nous sommes habitués à tout. Plus rien ne nous étonne
tout à fait, et nous tenons pour « normal » tout ce qui nous arrive,
ou presque.
Bref,
comme dirait Bergson (rappelez-vous du texte lors du cours sur l’art) :
nous vivons peut-être très éloignés, sans le savoir, de notre propre vie.
Que tout commence toujours très mal, pour l’homme
Prométhée est condamné par les dieux après leur avoir volé le feu |
Prenez le simple fait de la « conscience » : le fait d’avoir
conscience de soi par exemple, ou de pouvoir presque indéfiniment redoubler
notre attention : je suis triste, j’ai conscience d’être triste, j’ai
conscience d’avoir conscience d’être triste, etc. Toutes les cultures humaines (je veux dire par là tous les textes religieux, poétiques, philosophiques que
vous pourriez trouver) sont restées stupéfaites pour ce simple fait. Au point
que l’homme apparaisse le plus souvent comme une espèce d’anomalie, d’erreur,
d’étrangeté, d’ange déchu, d’exilé du paradis, de créature mal logée, d’animal
à part, tout ce que vous voudrez. Toutes les religions, ou presque, commencent
par un problème. Quelque chose ne va pas. Nous étions auprès de Dieu, mais nous
avons péchés (judaïsme, christianisme, islam) ; ou bien les dieux ont
pourvu chaque animal d’un point fort, d’une spécialité, l’homme seul se trouve
démuni après la remise des prix (mythe grec de Prométhée) ! Même les
animaux nous paraissent parfois mieux faits ou mieux en phase avec la réalité, mieux
adaptés à elle (rappelez-vous du concept de « néoténie » du cours précédent).
Or,
cette « anomalie » de l’homme, arrivez-vous tout à fait à la
ressentir ?
Philosophie du coucher de soleil
Coucher de soleil à Sartrouville, près de la gare. |
Elle tient d’abord en ceci, qui caractérise la conscience : nous sommes toujours un peu doubles. Nous ne sommes pas entièrement là. Nous sommes capables d’être ici et ailleurs. Nous ne collons pas très bien aux choses autour de nous. Imaginez par exemple la situation suivante : vous êtes allongés le soir sur la plage. Le soleil se couche et le spectacle est magnifique. Vous êtes seuls, et rien ne peut vous empêcher de profiter d’un tel moment. Or, vous n’y êtes pas tout à fait. Le moment ne vous suffit pas. Vous ne coïncidez pas entièrement avec lui.
Pourquoi ?
Vous vous dites par
exemple : « Ah, ce que j’aimerais que X voit ce coucher de
soleil ! », ou bien : « Ah, ce que j’aimerais que Y soit
là, à côté de moi, pour voir ça… ». Ou bien ce coucher de soleil évoque
pour vous un souvenir, et vous vous mettez à y penser, à remonter la piste de
ce souvenir, plutôt que de regarder le soleil s’éteindre. Vos yeux continuent
de regarder, mais votre « tête » comme on dit est ailleurs : « Ca me rappelle
cette soirée, j’étais en Seconde, j’attendais les potes dehors, tandis que les
rayons du soleil se réfractaient obliquement sur les vitres du lycée Evariste
Galois en un bouquet de couleurs violettes, rouges, jaunes… » (D’accord,
d’accord, j’exagère un peu ce que vous pourriez vous dire !). Ou
bien encore – dernier exemple – le coucher du soleil arrive à sa fin, vous êtes
triste que le moment dure si peu, la nuit commence d’arriver, et vous vous
dîtes : « Vite, il faut que je prenne une photo pour immortaliser ce
moment ! », ou bien : « Pourvu que demain encore je vois
ça, et que le coucher du soleil soit aussi beau ! ».
Bref,
vous échappez complètement aux choses. Cet exemple peut vous faire sourire,
mais il en dit long sur l’espèce d’infinie dispersion de l’être humain – au
point que l’on ne sache pas où situer « qui » ou « où » vous êtes. Reprenons
l’exemple : vous êtes allongés devant ce coucher de soleil mais vous avez
la tête ailleurs. Vos yeux pourtant continuent, eux, de regarder, courent d’un
point du ciel à un autre, se concentrent soudain sur la couleur de ce nuage,
pendant que vous pensez à Y, qui n’est pas là, ce que vous commencez à
regretter… En un sens, le mouvement de vos yeux a quelque chose d’automatique
ou d’inconscient. Ils se chargent pour ainsi dire de regarder, pendant que vous
vous enfuyez en pensée, pendant que vous vous exilez littéralement du moment,
pour penser à Y.
Mais
dans ce cas, où êtes-vous vraiment ? Êtes-vous plutôt vos yeux, et leur
mouvement mécanique, inconscient, ou bien plutôt vos pensées, qui sont vagues,
insaisissables, dirigées vers ce fameux Y qui vous manque ?
La conscience : différence entre l’homme
et l’animal ?
Vache ratant un selfie |
Il
y a une phrase assez terrible de Nietzsche, dans ses Considérations inactuelles, à propos des animaux : animaux qui
resteraient, dit-il, « attachés au piquet de l’instant ». Je ne vous
demande pas de souscrire à cette phrase, mais de comprendre quel décalage elle
essaie de préciser entre l’homme et l’animal.
L’animal,
lui, vivrait plus ou moins dans l’instant même, débordant peu, s’échappant
peu : une sorte de présent continuel, où les choses sont ce qu’elles sont,
et rien d’autre. L’animal a beau faire, il ne pourrait sortir de l’instant, de
l’« ici et maintenant » : attaché à son piquet, il ne ferait à
peine que quelques pas en arrière (souvenir) ou en avant (anticipation). Rien
de plus.
On
sait bien que c’est faux, pour le dire vite : l’animal imagine, rêve,
attend, espère, et sans doute se souvient. Mais on sait aussi que c’est sur ce
terrain que la différence entre l’homme et l’animal est aggravée : l’homme
ne fait sans doute pas quelque chose d’inédit (on sait par exemple que certains
animaux ont conscience d’eux-mêmes), mais il le fait avec une ampleur stupéfiante.
Votre tristesse est-elle vous ?
Kirsten Dunst dans le film de Lars von Trier Melancholia |
Je
crois que vous pouvez comprendre à présent si je résume les choses de la
manière suivante : pour l’homme, l’ici renvoie constamment à l’ailleurs,
au là-bas ; le maintenant renvoie toujours au jadis ou au bientôt.
Mais
il faut aller plus loin : ce n’est pas seulement le temps, qui est pour
nous pluriel (maintenant, jadis, bientôt), ni l’espace, qui est pour nous
augmenté (ici, ailleurs). C’est également notre « moi » ou notre
identité qui a quelque chose de brouillé, de complexe, en un mot de multiplié.
Nous ne tenons pas en
place, et même notre personne, à bien y regarder, est une succession indéfinie
de plans où l’on se perd. Imaginez à présent cette autre situation : vous êtes tristes. Jusqu’alors, vous
le sentiez, mais vous ne vous l’êtes pas dit. Cela fait quatre ou cinq minutes en
effet que vous êtes pris d’un certain abattement, une envie générale, diffuse,
difficile à localiser, de rentrer chez vous ou de rester seul. Mais soudain, au
bout de ces quelques minutes, vous en prenez vraiment conscience. Que se
passe-t-il ?
Vous venez de vous
mettre légèrement à distance. Je ne dis pas que, du coup, vous êtes moins
triste, loin de là. Seulement il y a comme deux plans en vous : celui,
corporel ou physique, de votre tristesse, et celui, intellectuel ou mental, de
la conscience de votre tristesse. On pourrait dire que tout à l’heure vous
colliez à votre tristesse – elle était vous, mais vous ne vous le disiez pas –
tandis qu’à présent vous décollez un peu de vous-mêmes : vous savez que
vous êtes triste, et d’une certaine manière, même si c’est difficile à
formuler, vous êtes et vous n’êtes pas votre tristesse, ou disons que vous ne
l’êtes plus tout à fait. Vous êtes un peu autre chose.
Ce sentiment d'un écart constant en nous, cette façon d'être et de ne pas être ce que nous sommes, se remarque de plusieurs façons - et les psychologues continuent aujourd'hui d'explorer ce vaste champ de la conscience multiforme, insaisissable. Prenez par exemple un défaut : vous savez que vous êtes jaloux, ou égoïste, ou paresseux, ou ce que vous voulez d'autre. Mais il y a une distance en vous entre celui qui est jaloux et celui qui constate ou qui réalise qu'il est jaloux. Autrement dit, savoir que l'on est jaloux n'a jamais tout à fait permis d'arrêter de l'être. La conscience de mon défaut ne supprime pas mon défaut. Un peu comme si je n'avais pas tout à fait la main sur moi... Ma conscience, c'est moi, et ce n'est pas moi. C'est cette façon que j'ai de me retourner sur moi, sans toujours bien me toucher, m'atteindre...
Ce sentiment d'un écart constant en nous, cette façon d'être et de ne pas être ce que nous sommes, se remarque de plusieurs façons - et les psychologues continuent aujourd'hui d'explorer ce vaste champ de la conscience multiforme, insaisissable. Prenez par exemple un défaut : vous savez que vous êtes jaloux, ou égoïste, ou paresseux, ou ce que vous voulez d'autre. Mais il y a une distance en vous entre celui qui est jaloux et celui qui constate ou qui réalise qu'il est jaloux. Autrement dit, savoir que l'on est jaloux n'a jamais tout à fait permis d'arrêter de l'être. La conscience de mon défaut ne supprime pas mon défaut. Un peu comme si je n'avais pas tout à fait la main sur moi... Ma conscience, c'est moi, et ce n'est pas moi. C'est cette façon que j'ai de me retourner sur moi, sans toujours bien me toucher, m'atteindre...
Notre corps est dans le monde, notre
conscience hors du monde
On caractérise bien
là en effet ce pouvoir étonnant de la conscience : elle nous permet d’être
toujours un peu autre chose. D’être un peu ailleurs. Au point que des auteurs
ont pu comparer la conscience humaine à une espèce de fuite, de vent
ininterrompu. Vous êtes toujours transportés ailleurs.
Notre corps, lui,
n’est jamais ailleurs. Par tous les sens, notamment le toucher, l’ouïe, la vue,
il est sans cesse « connecté » ou « branché » aux choses
autour de lui. Si l’on me touche, je ne peux l’ignorer. Si j’entends une
musique, je ne peux me « retirer » de la sensation du son. Le corps
reste constamment frappé par les objets extérieurs. La vie du corps est celle
de l’ici et maintenant. Pour mon corps, le monde est toujours présent.
Mais par ma
conscience, je peux m’absenter du monde. Il entrera toujours un peu d’absence
dans la présence des choses : comme celui ou celle qui se
« recule », devant un coucher de soleil, qui se « retire »
un peu, en pensant à quelqu’un qui n’est pas là.
Il y a une très grande leçon à tirer du récit d'Adam et Eve chassés du paradis, que l'on y croit ou que l'on n'y croit pas. |
On comprend mieux dès
lors l’une des plus fortes proclamations, récurrentes, répétées, de la plupart des discours
religieux : « Vous n’êtes pas d’ici ! ». En effet, l’homme
ne semble pas tout à fait d’ici : par le pouvoir de sa conscience, il
semble différent du monde, ou à part. Un égaré. Il semble presque fait pour
autre chose : pour le paradis, pour vivre auprès de Dieu, etc.
On lit dans l’Evangile selon Jean une phrase
frappante, qui rassemble tous les traits que nous venons de voir aujourd’hui
: « Vous êtes dans le monde, mais vous n’êtes pas du monde. » Certes,
cette phrase a d’abord un sens religieux, ici chrétien : la vie des hommes
se passe dans ce monde, mais leur destination (leur but) n’est pas dans ce monde-ci, mais
dans l’autre, dans l’au-delà. Nous sommes dans ce monde, mais nous venons d’un
autre… Or cette phrase s’appuie au fond, et témoigne extraordinairement, de
l’expérience même de la conscience :
Par mon corps, je
suis dans le monde, j’y appartiens entièrement. Et même : mon corps est
fait de la même matière que le reste des choses, atomes, cellules, etc. Et il
vieillira, il dépérira comme toutes les choses du monde. Mais par ma
conscience, je peux me distinguer du monde, me retourner contre lui, le penser,
l’imaginer, le refuser, penser à ce qu’il était hier ou ce qu’il sera demain,
etc.
Conclusion : la conscience comme
insatisfaction de la réalité
C’est
donc par la conscience que nous n’adhérons pas tout à fait au monde et à la
vie, c’est par la conscience que nous fuyons vers des lendemains meilleurs,
vers des espérances politiques (un monde meilleur) ou religieuses (autre chose
après cette vie). La conscience humaine se caractérise par la faculté de faire
exister ce qui n’existe pas, d’apporter l’irréel dans le réel, l’impossible
dans le possible. La moindre de vos pensées, la moindre de vos imaginations ont
ainsi quelque chose d’extraordinaire.
Dans
le monde naturel ou physique, les choses sont ce qu’elles sont, toujours, avec
une espèce de mécanique monotone, inaltérable et puissante : les atomes s’agglomèrent
toujours, les étoiles forment toujours des galaxies, la gravité fait toujours
retomber les objets, etc. On dirait parfois que rien ne brisera les chaînes de
la réalité, que les choses continueront ainsi, toujours les mêmes, en suivant
les lois physiques, chimiques, etc.
Tableau de Salvador Dali, La Persistance de la mémoire (1931) |
Tandis
que si là, maintenant, vous vous mettez tout d’un coup à imaginer même la chose
la plus grotesque (une montre molle, fondue, par exemple), eh bien vous
venez d’introduire dans le monde quelque chose de nouveau, d’inédit, d’impossible,
d’inattendu.
Voici,
pour conclure, un très court texte de Jean-Paul Sartre que je vous laisse lire
pour les cours de la semaine prochaine, et qui établit très clairement ce
rapport entre la conscience et le dépassement de la réalité – c’est-à-dire, de
la conscience et de la liberté :
« Pour
qu’une conscience puisse imaginer il faut qu’elle échappe au monde par sa
nature même, il faut qu’elle puisse tirer d’elle-même une position de recul par
rapport au monde. En un mot il faut qu’elle soit libre.
L’imagination
n’est pas un pouvoir empirique et surajouté de la conscience, c’est la
conscience tout entière en tant qu’elle réalise sa liberté ; toute
situation concrète et réelle de la conscience dans le monde est grosse d’imaginaire
en tant qu’elle se présente toujours comme un dépassement du réel. Il ne s’ensuit
pas que toute perception du réel doive s’inverser en imaginaire, mais comme la
conscience est toujours « en situation » parce qu’elle est toujours
libre, il y a toujours et à chaque instant pour elle une possibilité concrète
de produire de l’irréel. »
Jean-Paul
Sartre, L’Imaginaire, 1940.
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